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L’extrême-droitisation des médias sert les intérêts privés des grands groupes auxquels ils appartiennent

Le libre développement d’empires économiques mondiaux par une minorité identitaire trouve aujourd’hui encore sa justification dans le débat public par ces canaux. On y cultive en effet l’idée qu’il y aurait un droit suprême accordé à un peuple dont l’identité, jugée supérieure, l’autoriserait à disposer de la planète et des travailleurs du monde entier pour son intérêt propre.

Faut-il obliger le gouvernement à dissoudre Génération Identitaire ? Voilà la question autour de laquelle ont débattu les dix participants de Balance Ton Post le 21 Janvier 2021. Les enjeux graves du débat, le nombre d’intervenants, la mauvaise foi des défenseurs du groupe d’extrême droite et l’animation chaotique de Cyril Hanouna rendent l’heure et demie d’émission difficile à suivre et quasiment inaudible. Pourtant, cette dernière a mobilisé environ 792 000 téléspectateurs, score le plus élevé pour elle depuis sa reprise en Septembre 2020.

Pas besoin d’aller chercher très loin les raisons de ce pic d’audimat. C’est la présence de Thaïs d’Escufon, la caution féminine des activistes identitaires (et garante de « bad buzz » pour l’émission) qui l’explique. Cette présence, que les antifascistes de tout bord ont immédiatement critiqué sur les réseaux, est défendue sur le plateau (par Cyril Hanouna et ses éditorialistes « de gauche ») comme moyen légitime d’affronter le discours violent et xénophobe porté par Génération Identitaire.

Mais cette émission a-t-elle su convaincre les téléspectateurs du caractère dangereux et illégal de cette association qui cultive la peur et l’agression du différent de soi ? Pas le moins du monde ; en fin d’émission, Hanouna déclare que seulement 32% des téléspectateurs votants se déclarent en faveur de la dissolution du groupuscule. Retour sur les déterminations matérielles de cette défaite idéologique. Un article de Pierre Boccon-Gibod.

Un débat perdu d’avance

Cinq jours après l’émission, les grands médias relatent un « Gérald Darmanin […] ‘‘scandalisé’’ par les opérations antimigrants de Génération identitaire [et ayant] demandé à ses services de réunir les éléments permettant de dissoudre le groupuscule d’extrême droite. [Il aurait aussi] évoqué ‘‘un travail de sape de la République des militants de Génération identitaire’’. »

Tout semble indiquer que le ministre de l’Intérieur est prêt à condamner l’association au nom des « valeurs de la République », discours qui a jusqu’ici légitimé son offensive contre les pratiquants de la religion musulmane en France.

Cette condamnation marquerait la victoire de la « gauche Républicaine », qui s’efforce de retourner le discours sur le séparatisme contre les communautaires racistes ou les catholiques radicaux.  

Néanmoins, cette dissolution sera opportune, momentanée, et n’affectera malheureusement que peu la montée en force objective des idéologies d’extrême droite dans le débat public.

Que la dissolution de Génération Identitaire ait lieu, les relais qui font aujourd’hui la promotion de son activisme resteront, eux, intacts. Relais dont fait par exemple partie C8, chaîne d’accueil de Cyril Hanouna et de ses (trois) émissions.

Du haut vers le bas, et de la droite vers la gauche : Thaïs d’Esclufon, Jean Messiha, Eric Nailleau, Laurence Saillet, Geoffroy Lejeune, Agathe Auproux, Yann Moix, Raquel Garrido, Karim Zéribi, Benjamin Lucas, Yassine Belattar

En effet, une extrême droitisation continue et constante des chaînes du groupe Vivendi (c’est-à-dire Canal+, CNEWS et C8) est observable par tous, relevée par de nombreux commentateurs. Les exemples ne manquent pas : défense d’Eric Zemmour contre le CSA, consensus pro-Trump sur CNEWS, ou même, plus simplement, la présence régulière de Geoffroy Lejeune parmi les éditorialistes de Balance Ton Post

Les chaînes du groupe Vivendi ne se cachent plus d’autoriser à l’extrême-droite de prendre la parole sur ses plateaux. Le phénomène est d’ailleurs largement documenté depuis au moins cinq ans par l’association Action Critique Média (ACRIMED), ici et .

« Nous sommes proches des attentes des téléspectateurs, en abordant les thèmes de la machine à café, sauf que nous ne le faisons pas en secret » défend face à ce constat le directeur général des antennes de Canal+, dans un article du Monde.

On y apprend que, s’appuyant sur cette attitude de défenseurs de la parole décomplexée, ces « chaînes d’information se disputent les jeunes journalistes tendance “réac’ de droite” », et, surtout, que « l’actionnaire est satisfait.

« Vincent Bolloré m’a dit cet été qu’il était très content des audiences de CNews. Il est en support et en soutien » […] A tel point que le milliardaire a voulu capitaliser sur ce succès, en rachetant cet été Europe 1 […] Jugeant que la radio est gangrenée par des journalistes de gauche, il avait l’idée d’y placer les animateurs de la maison. ».

Dans le dernier article d’ACRIMED à ce sujet, daté d’Octobre 2020, la rédactrice Pauline Perrenot parle d’un :

« business du racisme, en somme, que les propriétaires de chaînes et les chefferies éditoriales, bien au-delà du cas de CNews, ne rechignent pas à exploiter » et d’ « un tournant éditorial qui fait doublement saliver l’actionnaire Bolloré : d’une part, la chaîne retrouve les niveaux d’audience de 2015 et réduit ses pertes ; de l’autre, ses positions ultraconservatrices – dont il ne s’est jamais caché – envahissent le débat public. »

Nous comprenons alors mieux pourquoi malgré l’effort fourni sur le plateau de Balance Ton Post (notamment par Cyril Hanouna lui-même !) pour délégitimer Génération Identitaire, le vote des téléspectateurs fut largement contre sa dissolution.

Les téléspectateurs réguliers de C8, qui ont répondu aux votes, sont les premières victimes de l’idéologie que la chaîne relaie constamment : celle d’un « suprémacisme génétique » ou culturel français, qui suppose toujours la supériorité de « son sang » ou de son histoire (chrétienne et européenne) sur le reste du monde.

Lire aussi : « Eric Zemmour, xénophobe, doit être banni des médias ! »

Ce suprémacisme a, pendant l’ère coloniale, justifié la prétention à une domination économique mondiale. S’il est toujours là, c’est qu’il est encore en train de la justifier.

Le libre développement d’empires économiques mondiaux par une minorité identitaire trouve aujourd’hui encore sa justification dans le débat public par ces canaux. On y cultive en effet l’idée qu’il y aurait un droit suprême accordé à un peuple dont l’identité, jugée supérieure, l’autoriserait à disposer de la planète et des travailleurs du monde entier pour son intérêt propre.

Cette logique, en son ADN, ne peut tolérer ni écologisme – puisque cela suppose un bien commun, la planète, n’appartenant à aucune nation particulière – ni solidarité internationale -puisque cela suppose de s’opposer aux violences et à la misère engendrée par tout mode d’exploitation unilatéral et narcissique, centré sur l’identité supérieure des exploitants.

Mais pourquoi le groupe Canal +, et derrière eux le groupe Vivendi, feraient-ils la promotion d’une telle manière de penser néocoloniale, antisociale et antiécologique ? Peut-être parce que leur actionnaire majoritaire, Mr. Vincent Bolloré, est l’actuel détenteur d’un scintillant empire économique héritant des pratiques du XIXème siècle.

On pensera notamment au vaste réseau formé par ses entreprises de transports et de logistique implantées de partout en Afrique , mais aussi à son acquisition, dès 1996, d’un joyau financier taillé dans d’anciennes colonies : les capitaux de la banque Rivaud, alimentés aujourd’hui encore par tout un réseau d’exploitations directement issues de l’ère coloniale des pays d’Europe. Les détails de cette histoire peuvent être retrouvés dans ce dossier de Mediapart (2009).

On y lit que « [L’empire Rivaud est une] puissance financière coloniale, propriétaire de millions d’hectares de plantations en Afrique et en Asie, [qui] a, au fil des décennies, accumulé des centaines de millions – des milliards aujourd’hui – dans les paradis fiscaux les plus divers. ».

C’est ainsi que « l’essentiel de la richesse du groupe Bolloré provient d’Afrique. En vingt ans, Vincent Bolloré s’est construit un royaume sur les débris de l’empire colonial français. Des entrepôts aux ports, il contrôle l’ensemble de la chaîne logistique et de transports sur les matières premières produites en Afrique de l’Ouest. Mais son emprise va plus loin. Même s’il n’apparaît qu’au second plan, il est un des actionnaires majeurs de Socfinal, un groupe qui exploite parmi les plus grands domaines de plantation d’Afrique. ».

Socfinal, voilà une entreprise dont l’existence expliquerait à elle seule pourquoi Bolloré aurait intérêt à saboter la progression de toute idéologie écologiste ou internationalement solidaire, au profit d’idéologies suprémacistes.

En effet, les travailleurs d’une de ses filiales, Socapalm, une exploitation d’huile de palme au Cameroun, se sont mis en grève en 2008 pour dénoncer leurs conditions de travail et de salaire. Pour autant, ces salariés sont toujours en lutte pour hausser leurs conditions de travail et de revenu, en atteste ce document d’un syndicat international (le SHERPA) datant de 2015, et ces recommandations du gouvernement français datant de 2020. Bolloré est donc objectivement en lutte constante contre des organes de solidarité internationale.

Ensuite, la WWF et d’autres organisations internationales ont aussi dénoncé la déforestation faite par la même société Socapalm avant 2009. Malgré cela, et jusqu’à preuve du contraire, l’intensité de la production, et donc de la déforestation, n’a pas baissé. De ce fait, Bolloré est aussi en lutte contre des organes écologistes internationaux.

Enfin, s’il ne cède rien sur ces luttes, c’est qu’il est convaincu par une logique de marché de son droit à abuser des travailleurs d’Afrique et de l’environnement naturel qui s’y trouve aussi longtemps que cela bénéficie à son capital, partagé avec les autres membres (Européens) de l’empire Rivaud.

Image tirée d’un reportage de France 24 sur la présence du groupe Bolloré en Afrique.

Questionner le processus d’extrême-droitisation des grandes chaînes

Nous voyons mieux pourquoi Bolloré est une tête de gondole dans ce processus d’extrême droitisation du débat public. Il ne faudrait pas croire, pour autant, qu’il en soit le seul intéressé, ni le seul responsable.

D’autres grands propriétaires, comme Serge Dassault (propriétaire du Figaro) ou Bernard Arnault (Les Echos, Le Parisien) jouent au même jeu. Dans le milieu, il n’est pas rare d’entendre que ces choix éditoriaux, orientés vers la légitimation de l’extrême-droite, sont justifiés par une logique de l’audimat : les polémistes colériques et xénophobes font simplement plus de vues.

Par l’image « décomplexée » et « anti-système » qu’ils se donnent, ces polémistes séduisent les téléspectateurs. Que voulez-vous, c’est la loi du marché. Ce n’est pas de la faute de ces médias si les Français en redemandent.

Mais cette stratégie de l’audimat ne suffit pas à expliquer ces choix. En fait, elle nous fait surtout comprendre que, face au problème de la lassitude que ressentent les téléspectateurs face aux opinions des classes présentes sur ces chaînes, elles préfèrent inviter des contestataires xénophobes et racistes plutôt qu’altermondialistes et anticapitalistes.

Pour relancer l’audimat, les chaînes préféreront miser sur Thaïs d’Escufon que sur Cédric Herroux. Qu’importe la manière dont cela est justifié en interne, le risque impliqué par ce « business du racisme » ne doit pas être minimisé.

« [ACRIMED parlait déjà], en 2014 de la ‘‘banalisation médiatique’’ du parti d’extrême-droite et de ses idées, en pointant notamment ‘‘l’idée absurde selon laquelle le Front national poserait de vrais problèmes, mais apporterait de mauvaises solutions (comme si les solutions n’étaient pas largement impliquées dans la façon de poser les problèmes)’’».

Quatre ans plus tard, le processus semble plus qu’abouti : force est de constater qu’un large spectre du champ politique considère non seulement que l’extrême-droite pose de ‘‘vrais problèmes’’, mais partage désormais un certain nombre de solutions qu’elle prétend leur apporter….

C’est ainsi qu’on observe une montée en puissance « inconsciente » de la vision suprémaciste des choses, au travers et au-delà des médias propagateurs de ces idées. Cette progression idéologique, malheureusement, n’est pas que l’effet du pouvoir des grands propriétaires, mais aussi l’effet d’une misère grandissante en France.

Le pays est sur la voie de reproduire un scénario économique bien connu qu’un film récent, Le Capital au XXIè siècle, inspiré du livre de Thomas Piketty, rappelle parfaitement. Résumons le propos : une répartition de plus en plus inégale des richesses entraîne une intensification de l’abondance d’un côté, et une intensification de la misère de l’autre.

Face à cette misère grandissante, deux voies s’ouvrent pour ceux qui la subissent : d’un côté, contester les causes matérielles de cette intensification, critiquer le système inégalitaire, se battre pour une refonte du système capable de permettre une meilleure circulation des richesses dans l’ensemble de la société.

De l’autre, concéder au système qui rend la misère croissante, mais tout faire pour finir du côté de l’abondance. Défendre son droit à y accéder sur la base de son identité, qui est une appartenance proclamée à la communauté des plus riches et des plus méritants.

Cela cristallise la contradiction avec les étrangers (à cette même communauté) qui ne pourront bénéficier légitimement de ces richesses. Rendus fatalement pauvres, ils seront déshumanisés pour que leur misère radicale devienne justifiable.

Dans l’idée qu’un tel scénario soit en cours de préparation, la montée de l’idéologie d’extrême-droite, l’augmentation des voix obtenues par le RN lors des différentes élections et la présence régulières de personnalités identitaires comme Geoffroy Lejeune ou Jean Messiha sur les grandes chaînes doit inquiéter.

Faut-il ou non dissoudre Génération Identitaire n’est finalement pas une question déterminante, et Thaïs d’Escufon n’est qu’une énième personnalité d’extrême-droite présente sur le plateau de Cyril Hanouna. Vu d’ici, la question que soulève ce groupuscule est plutôt celle de décider s’il faut ou non se battre contre l’organisation mondiale du travail qui tend à intensifier, de génération en génération, une répartition inégalitaire des richesses.

La génération identitaire n’est que celle qui court après les richesses qui lui échappent, et qu’elle se considère légitime à réclamer, ou celle qui ne veut pas partager les richesses qu’elle possède ; dissoudre l’association qui en porte le nom ne changera rien à cela. A la limite, ce qui pourra y changer quelque chose, ce sera la génération altermondialiste, et tout ce qu’elle fait contre cette organisation mondiale qui fait de la misère généralisée son système.

Pierre Boccon-Gibod

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