Alors que le texte incarnant la volonté de la communauté internationale de protéger les enfants de l’enrôlement forcé fête ses 10 ans, son bilan est mitigé : si l’UNICEF a réussi à libérer des dizaines de milliers d’enfants de la guerre, le phénomène des enfants-soldats persiste et prend de nouvelles formes.
Anniversaire des accords de Paris
« Aucun enfant ne rêve de la guerre » : dans le témoignage d’Alberto Ortiz, ancien enfant-soldat colombien, la phrase ressort. Avec d’autres victimes de l’enrôlement forcé des enfants dans la guerre, Alberto a été invité à témoigner devant la conférence « Protégeons les enfants de la guerre », organisée à Paris en février dernier, à l’occasion des 10 ans des Principes et Engagements de Paris. Rassemblant aujourd’hui 120 acteurs (Etats, organisations internationales, ONG et personnalités), ce texte témoigne de l’engagement de ses signataires à prévenir, combattre et punir le recrutement d’enfants pour la participation, directe ou indirecte, à des conflits armés.
250 000 enfants impliqués dans un conflit
Ce combat, aujourd’hui mené par l’intermédiaire de l’UNICEF (Fonds des Nations unies pour l’enfance), s’effectue en vertu de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), qui stipule que « chaque enfant a le droit de grandir dans un environnement qui le protège de la maltraitance et de l’exploitation et a le droit de ne pas faire la guerre, ni de la subir ».

En effet, en dépit de ces règles, l’UNICEF estime qu’environ 250 000 enfants sont aujourd’hui impliqués dans des conflits armés, en tant que combattants, espions, démineurs, kamikazes, domestiques ou même « esclaves » sexuelles dans le cas des filles (40% d’entre eux). Plus de la moitié (52 %) de ces enfants seraient actuellement enrôlés en Afrique.
Grâce au travail de l’UNICEF, au moins 65 000 enfants ont été libérés de la guerre sur les 10 dernières années (11 400 rien que pour l’année 2010). Le travail de l’organisation ne s’arrêtant pas là, ils ont ensuite été accompagnés pour leur réinsertion dans la vie civile, en premier lieu grâce à l’école.
Malheureusement, le phénomène n’est pas près de disparaître. Selon les dernières estimations de l’UNICEF (aucune statistique précise n’est disponible, pour des raisons évidentes), 17 000 enfants ont été recrutés au Soudan du Sud depuis 2013 ; près de 10 000 ont rejoint les rangs des forces armées en République centrafricaine ; Boko Haram (organisation djihadiste originaire du Nigéria) a quant à elle recruté de force autour de 2000 enfants dans la seule année 2016.
Mutations récentes
La conférence de Paris était aussi un moyen pour l’UNICEF d’appeler aux dons. En effet, celle-ci aurait besoin de 3,3 milliards de dollars pour lutter efficacement contre l’enrôlement des enfants. Sur cette somme, 1,4 milliards seraient nécessaires rien que pour couvrir le conflit syrien.

Ce chiffre témoigne de la mutation récente du phénomène des enfants soldats : autrefois un fléau majoritairement africain, celui-ci s’est déplacé au Moyen-Orient, où s’étend le spectre de l’organisation Etat islamique (EI). Et pour cause : selon un reportage glaçant de Slate, l’Etat islamique utilise une véritable armée de petits soldats vendus à sa cause, les « lionceaux du califat ».
A partir de 6 ans, ces jeunes victimes sont arrachées à leurs foyers pour être formées au maniement des armes et aux préceptes islamistes. Ils seront ensuite utilisés comme boucliers humains en première ligne des batailles de l’organisation, ou comme réserves de sang frais pour transfuser les combattants blessés.
A force de propagande, certains enfants en viennent même à rejoindre volontairement les rangs de ces milices : en Syrie, l’EI les attire avec de l’argent, ou en organisant des fêtes et des démonstrations militaires. Séduits par l’allure des combattants, la promesse de gloire et d’un « accès direct au paradis », peu retenus par leur vie quotidienne (la misère règne et les écoles sont fermées), les enfants se laissent convaincre :
« Nos fils se portent volontaires et nous ne pouvons pas les empêcher », témoignent des mères éplorées.

Une fois dans les camps de l’EI, aux noms évocateurs d’Oussama ben Laden ou d’Al-Farouk (un compagnon du prophète), le quotidien est rude. Qu’ils aient rejoint les rangs de l’EI de plein gré ou de force, les enfants doivent apprendre par cœur le Coran, sous peine d’être battus, et on les initie à la décapitation sur des poupées, vidéos d’exécution à l’appui. Maan, rescapé yézidi (la religion kurde majoritaire) des camps de l’EI, témoigne :
« Parfois, les hommes de Daech prenaient deux garçons et ils les forçaient à se battre devant tout le monde, pour voir qui serait le plus fort ».
Pour les organisations qui recrutent les enfants, ceux-ci sont en effet des proies faciles. Dans un contexte de misère, l’enrôlement apparaît comme une façon de se nourrir, de retrouver des repères ou une figure parentale pour les orphelins. A cette situation s’ajoutent les stratagèmes de propagande des recruteurs : ceux-ci jouent sur la fascination pour l’uniforme et les armes, s’appuient sur une idéologie simpliste et glorifiante (à l’image de la communication de l’EI) ou dans certains cas sur le désir de vengeance des enfants ; en dernier recours, la menace physique et psychologique, ou enfin la distribution de drogues qui donnent aux enfants l’envie de se battre :
« Ils les emmenaient en minibus aux entraînements. Ils apprenaient à monter et à démonter des armes. Ils leur retournaient le cerveau à l’école. Ils leurs donnaient des pilules. », témoigne Fahad, 12 ans, au Monde.
Une fois les enfants enrôlés, les garder sous contrôle est tristement aisé : malléables, sans repères moraux, les enfants ne cherchent pas à fuir et se plient aux plus basses tâches sans en réaliser l’horreur.
Traumatismes, réinsertion et responsabilité
Comme mentionné plus haut, la mission de l’UNICEF ne se limite pas à sortir les enfants des griffes des groupes armés. Le travail le plus ardu commence ensuite, pour permettre la réinsertion des enfants souvent traumatisés dans la vie civile.

Qu’ils soient anciens enfants-soldats ou simples victimes collatérales des conflits, les enfants souffrent énormément :
« les cas les plus fréquents sont des troubles de stress post-traumatiques : des enfants incontinents ou qui ne parlent plus, d’autres ont des flash-back ou font des cauchemars sur les exécutions », raconte Berivan, psychologue de l’association Terre des hommes, qui travaille à Mossoul.
Dans les camps de réfugiés, les séquelles plus subtiles se révèlent dans une mécanique d’imitation. Il n’est pas rare de voir de jeunes enfants singer les expressions et postures de combattants de l’EI, jurant devant Dieu ou pointant l’index vers le ciel. D’autres enfin n’ont pas conscience de la gravité qui les entoure, et rient à l’évocation des exactions perpétrées par les soldats de l’EI.

Les cas les plus fréquents sont des troubles de stress post-traumatiques : « Des enfants incontinents ou qui ne parlent plus, d’autres ont des flash-back ou font des cauchemars sur les exécutions »
Que se passe-t-il enfin quand un enfant-soldat grandit sans être libéré ? A partir de 1997 et pendant une quinzaine d’années, la LRA (Armée de résistance du seigneur), une milice armée ougandaise combattant le gouvernement, a recruté et utilisé des enfants-soldats. Sur une telle période, les enfants ont grandi et ont reproduit les actes de leurs supérieurs (pillages, tueries, kidnappings).
Difficile de leur jeter la pierre, quand on connaît l’enfer qu’ils ont traversé. Ces derniers ont en effet évolué dans une sorte d’univers parallèle, aux règles et normes différentes : dans la bande-annonce du documentaire Wrong Elements, de Jonathan Littell, qui retrace le parcours de ces enfants, l’un d’eux énonce posément que « tuer n’était pas un crime à l’époque ».
C’est en vertu de ce décalage que la loi d’amnistie voulue par le gouvernement ougandais en 2 000 pour mettre fin à la guerre civile, stipule que tout membre de la LRA se rendant volontairement ne sera pas inquiété par la justice, quel que soit son rang et ses crimes (à l’exception des combattants recherchés par la Cour pénale internationale). L’émouvant documentaire du journaliste-écrivain illustre bien la complexité qu’affronte l’UNICEF pour réparer les vies brisées des enfants-soldats.