Interview avec Juan Branco [Partie 1]
La Relève et La Peste : De ce qui a déjà été écrit sur toi, on croit comprendre qu’il y a eu deux événements fondateurs dans ton engagement en politique, à savoir : la mort de Zyed et Bouna suivie des émeutes en 2005 et plus récemment le discours de Jean-Luc Mélenchon à Marseille. Quelles significations particulières ont eu ces événements pour toi ?
Juan Branco : Il faut se méfier des mythologisations des parcours par les politiques. Le discours à Marseille, sur la méditerranée et la question des réfugiés, a en effet été très important pour moi puisque c’est à partir de là que j’ai accepté de renouveler une forme de croyance dans le politique. J’ai ressenti à nouveau une forme d’émotion et une vraie adhésion face à une parole politique, c’est-à-dire qu’elle me touchait intimement, après des années de déshérence. Le rapport à la langue que déployait Jean-Luc Mélenchon, qui est très rare dans l’espace public aujourd’hui, se situait vraiment en contrecoup de ce qui était devenu la norme des politiques d’alors, que ce soit la vulgarité de Nicolas Sarkozy ou l’aplatissement de François Hollande. Il y a des gens très brillants en politique, M. Wauquiez par exemple a un rapport à la langue très élaboré mais qui s’accompagne toujours d’une volonté d’appauvrissement de ce rapport afin de prétendre s’adresser au plus grand nombre. Là on était face à une parole exigeante, construite, riche, sans aucune condescendance, aux frontières du politique.
J’ai trouvé extrêmement courageux de la part de Jean-Luc Mélenchon d’investir la beauté et la complexité de la langue, dans un discours qui était également très courageux sur le fond, et notamment sur l’aspect symbolique : il a fait taire toute une foule pour rendre hommage aux migrants, aux portes de la Méditerranée, invoqué des racines qui sont les miennes. J’avais beaucoup hésité avant de renouer avec le politique, après mon passage au cabinet de Filipetti qui avait été un peu traumatisant. Et là, j’ai eu un déclic, j’ai pleuré avec ma mère et ma sœur, on s’est retrovués, et à à ce moment-là, je lui ai dit que j’étais prêt à me lancer, à me présenter. C’est là qu’il y a eu un vrai changement : j’ai accepté à nouveau de m’exposer. Je n’ai plus eu peur que le capital symbolique que j’avais accumulé par mes engagements jusqu’alors soit dilapidé par lui comme il l’avait été par François Hollande pour la réforme d’Hadopi, juste pour créer un effet d’annonce.
Concernant Zyed et Bouna, ce n’est pas tout à fait ça. Il y a d’abord eu les émeutes dans les banlieues puis les manifestations contre le CPE [Contrat première embauche], j’avais quinze, seize ans. Et il y avait eu aux Invalides, ces jeunes de banlieues qui se sont faits encercler par la police et qui se sont retrouvés attrapés dans un piège et amalgamés aux casseurs ; on a su par la suite que Nicolas Sarkozy avait lui-même poussé aux incidents pour décrédibiliser Dominique de Villepin. Les échauffourées m’ont intéressé, les batailles de rue m’ont interpellé. J’ai commencé à développer un rapport à ces questions et j’ai tout de suite compris que c’était la question qui nous permettrait de penser beaucoup de choses dans l’espace politique français : la ségrégation, l’incommunicabilité prétendue entre les jeunesses, à mon avis complètement virtuelle, etc.
C’est pour ça que dire que j’ai été « parachuté » dans la 12ème circonscription de Seine-Saint-Denis parce que j’avais grandi à Paris était un contre-sens pour moi. Cette question de la scission entre Paris et les banlieues était justement au fondement de mon engagement. Clichy-Sous-Bois, c’est à 13 kilomètres de Paris. L’idée, c’était de montrer qu’il faut absolument rompre cette espèce de mur artificiel qui s’est créé entre les Parisiens et les banlieusards, alors que c’est simplement la porte à côté.
Pendant la campagne, on m’a souvent posé la question : et toi, tu habites où ? Vous savez , c’est un gros sujet, vous arrivez là, vous avez peur d’être jugé, tous vos adversaires et les journalistes viennent vous chercher sur le sujet. Et plutôt que dire à Clichy ou Livry – puisque je venais de m’installer là, que ça aurait été complètement hypocrite – j’ai dit à Paris, à Odéon. C’était sur le marché de Montfermeil, j’avais les caméras de France 2 derrière moi, j’avais un peu chaud. Et la réaction a été de me dire « je connais ! » et de me demander si je connaissais tel ou tel lieu etc. On voyait bien que la distance n’était pas le problème, au contraire, il y avait une volonté d’identification, de mélange très forte. Après, il faut bien sûr démontrer qu’on connaît le terrain, les problématiques sur place, qu’on ne débarque pas comme ça, mais ça, ça n’a pas vraiment posé de problèmes.
La Relève et La Peste : Quels étaient les combats que tu voulais mener dans ta circonscription, qu’est-ce qui te semblait important ?
Juan Branco : D’abord, ce que j’ai ressenti pendant cette campagne, c’est tout bête, c’est l’absence d’État qui fait qu’il n’y a pas de sentiment d’adhésion à une communauté politique, qu’il y a un ultra-localisme qui s’est développé, un sentiment de déshérence qui est directement lié à un désengagement. En gros, j’ai compris la valeur de l’image d’épinal des films de Pagnol ou de Tati, où le professeur, le postier et le policier se retrouvent au troquet avec les gars du quartier. Là, il y a rien, les fonctionnaires, recrutés sur un concours national, sont affectés lorsqu’ils n’ont pas le choix, n’ont aucun rapport avec le territoire, se barrent dès qu’ils le peuvent, etc. Du coup, ça créé un vrai sentiment de désengagement, qui n’est pas qu’une question de moyens qui crée un arrachement à la communauté politique, à l’échelle nationale, pour les citoyens sur place. Appartenir à la France, à la communauté nationale ça devient une idée virtuelle, abstraite. Quand on est à Clichy, on appartient à tel quartier, telle nationalité, telle religion éventuellement… ; par contre, l’idée d’appartenir à un ensemble politique, à un idéal à l’échelle du pays, c’est complètement absent, sauf ponctuellement, comme pendant les élections présidentielles. Ce qui fait que les législatives désertent les quartiers les plus pauvres. On s’est retrouvé avec des taux d’abstention qui frôlaient les 75% ! Tu as beau, à chaque trois mètres, être confronté à un problème (la gestion des déchets, le manque de professeurs, l’absence de transports efficaces …) sur lequel un élu pourrait immédiatement agir, il y un tel cumul que les gens ne voient plus le lien au politique. C’est faussement paradoxal : là où tu pourrais le plus immédiatement agir, là où il y en a le plus besoin, le désengagement est le plus complet, parce que c’est justement là où plus personne ne fait plus rien, notamment à cause de l’abstention. Il y a un rejet fondamental, parce qu’il n’y a rien… et puis il y à le problème du lien social. On faisait les marchés, convainquant une personne puis une autre, et on sentait que cela ne servait à rien parce que ces personnes n’iraient parler à personne d’autre.
Ce n’est plus comme avant : il y a un tel niveau de désocialisation en France qu’à Livry-Gargan, au Raincy, à Vaujours ou à Coubron, on sentait que la personne à qui l’on parlait n’allait pas rayonner, répandre son engagement. C’était différent à Clichy-sous-Bois, où le désengagement de l’État est tel que la vie s’y est construite en complète autarcie, le monde extérieur n’existe quasiment pas, et du coup c‘est compensé par une vie de village très forte, où domine le clientélisme et l’entre-soi. Il faut ajouter à cela qu’il n’y a pas de média local pour faire le travail de défrichage des élections. La couverture médiatique était ridicule. Le Parisien a fait un seul article sur la campagne en un mois et demi, présentant les six principaux candidats à plat, sans aucune information. Du coup, alors que nous avions été les seuls à faire vraiment campagne, à la fin, le candidat Macron a fait le résultat de Macron, et nous on a perdu dix points. Ceux qui sont allés voter aux législatives sont ceux qui étaient allés voter aux présidentielles et qui avaient gagné, les autres se sont découragés.
C’est différent pour les présidentielles, parce qu’il y a une sorte de récurrence, une couverture continue, une accroche au national à travers la télévision, éventuellement la radio, qui permet encore de compenser ces immenses failles. Mais dès qu’on sort de cet événement, il n’y a plus rien. Ou alors, ça marche avec l’ultra-local comme les municipales. Mais pour des élections comme les législatives, c’est un néant, pas de couverture, pas de suivi, des candidats inconnus… Il y a un vide médiatique, politique et social. Au point où la couverture médiatique nationale dont j’ai bénéficié était inutile, puisque personne ne lisait ces médias.
La Relève et La Peste : Quel a été ton sentiment après l’élection de Macron ? Une victoire de l’oligarchie ?
Juan Branco : Oui, c’est clairement une victoire et un vote de classe – et je ne suis pas marxiste – disons plutôt un vote d’intérêt. Sauf qu’on est dans une société où le rapport au politique s’est distendu, et on se retrouve avec des classes dominantes, symboliquement, culturellement et financièrement, qui façonnent l’opinion de façon très aisée, trouvent des relais dans les classes moyennes, et imposent leur choix à l’ensemble de la société. Il y a clairement des oligarques au sens poutinien en France, qui, pour maintenir leur fortune ou l’accroître, une fortune qui dépend en partie de l’État et du lien au politique, achètent des relais d’influence qui vont façonner le reste de la société. Ils se protègent de la nuisance plus qu’ils ne produisent du contenu mais surtout, ils s’introduisent au cœur du pouvoir politico-administratif français, en plaçant habilement leur argent, comme Niel avec Le Monde.
C’est par exemple Xavier Niel et Matthieu Pigasse qui vont faire recruter des journalistes par le biais d’hommes de main comme Louis Dreyfus, les nommer à des postes de direction, afin de former à moyen terme un type de production d’information. Ils recrutent et favorisent des types de journalistes qui, parce qu’ils sont médiocres et fragiles, sont serviles (et pas l’inverse). Il y a une stratégie de moyennisation de l’information. Et c’est aussi ce qu’a fait Patrick Drahi à Libération par exemple, en faisant partir les meilleurs plumes avec une grosse prime de départ. Il a gardé une rédaction au « formol ». Ces gens installent un rythme de croisière sans vague, où tous les leviers politiques du journal sont désactivés.
Peu après que j’ai appris que Macron voulait devenir président de la République, alors qu’il n’était que secrétaire général adjoint de l’Elysée, une information que me donne Niel en janvier 2015, on s’est retrouvé avec des dizaines de Unes venues des médias détenus par Niel et Lagardère (client de Macron chez Rothschild) qui lui étaient favorables, sorties de nulle part, qui ont suscité la commande de sondages, qui à leur tour… le type n’avait encore rien fait, à part écumer les dîners mondains, produire trois rapports et concevoir cette catastrophe du CICE, et il était déjà une star ! Etait ainsi mise en avant une figure qui convenait à l’oligarchie, sans intervention dans la production de l’information, par succession de relais indirects qui masquaient la manipulation (Macron déjeune avec Niel dans le cadre de ces fonctions, il est séduit, Niel déjeune avec Dreyfus et lui fait part de sa séduction, qui déjeune avec le directeur de la rédaction pour lui parler de ce nouveau phénomène, qui à son tour déjeune avec le rédacteur en chef qui, etc…). On se retrouve dans une situation où l’on n’a même pas besoin d’imposer explicitement son choix : tous les relais étant contrôlés, l’endogamie étant complète, il suffit de laisser couler l’information en faisant comprendre que ce candidat est très compétent, sinon le plus compétent, pour qu’in fine, on obtienne le résultat désiré. On crée une vague, sans entretenir un vrai rapport au politique. Macron se retrouve de cette façon là pour incarner les intérêts de la classe de gens qui l’ont porté au pouvoir. Le pur produit de la technostructure française – Henri IV, Sciences Po, ENA, IGF, Rothschild, etc. – se retrouve en position de rendre la faveur.
Ce qui s’est passé depuis son élection, c’est le résultat d’un parcours qui montre qu’il est en adhésion parfaite avec le monde actuel, tel qu’il fonctionne. Tout son discours sur les gens qui ne sont rien est en parfaite cohérence avec ce qu’il est, a été, et est devenu, avec ce qu’il a vécu : quelqu’un qui a été produit par un système auquel il a toujours parfaitement adhéré et qu’il n’a jamais trahi, auquel du coup, puisqu’il n’a pas de rapport à l’altérité, il croit fondamentalement. Ajoutez à cela le fait que le président de la République entend, comprend et relaie les intérêts de la sphère économique dans le contexte de la mondialisation, dans l’idée que renforcer les grands navires du capitalisme français servira le pays, quitte à ce que ça coute à la population, et la boucle est bouclée. Il n’y a aucun intérêt à remettre en cause la façon dont fonctionne tout cela.
La Relève et La Peste : Et sur sa politique actuelle ? Est-ce que la transposition de certaines mesures de l’état d’urgence dans le droit commun constitue selon toi un véritable danger pour les libertés individuelles ?
Juan Branco : En fait, il y a un changement de paradigme tellement important à l’échelle de la civilisation qu’on ne peut plus penser comme avant. On peut essayer de lutter contre, par ajustements successifs, pour essayer d’éviter qu’il y ait des dérives, certes ; mais il y a une telle révolution technologique qu’on ne peut pas éviter une révolution des pratiques du pouvoir. Le mouvement actuel, c’est le tout début d’un rapport de l’État à la société qui va être bouleversé, complètement nouveau : il y aura beaucoup plus de contrôle sur la population, mais aussi une déstructuration fondamentale des outils de pouvoir actuellement existants, dans lesquels nos moyens de lutte traditionnels sont dépassés. La déclaration des droits de l’Homme, les principes intangibles vont sans doute devenir des outils inefficaces et des invocations symboliques insuffisantes face aux nouveaux dispositifs technologiques et au contournement toujours plus important de l’espace politique traditionnel pour contraindre les populations. Il faut peut-être penser en termes de rapports de force et constituer des bastions – technologiques notamment – contre l’Etat et ses extensions industrielles, plutôt que de lutter à l’intérieur de l’Etat. Ou alors bouleverser complètement l’Etat et en prendre le contrôle. C’est en tous cas illusoire de penser qu’on pourra éviter la généralisation de la surveillance de masse et de ses dispositifs de contrôle et de pression sur les citoyens en luttant article à article dans des assemblées qui ne représentent plus qu’elles-mêmes, fonctionnent au fait majoritaire, c’est à dire pour servir les intérêts de l’Etat.
Sur la partie Habeas Corpus : il y a une vraie dérive mais qui selon moi a une origine systémique et s’inscrit dans un plus grand ensemble. Cette dérive est liée aux modalités d’accès au pouvoir de Macron, pouvoir qui est illégitime, sans source. Il n’y a aucune dimension sacrificielle dans l’accession de Macron au pouvoir, aucune mise en danger de son corps, ni même de création d’un corps symbolique (c’est d’ailleurs pourquoi lorsqu’il remonte les Champs-Elysées sur son char, cela sonne faux). Il n’a rien sacrifié dans sa vie pour en arriver là, il n’a pas créé un engouement exceptionnel comme on a voulu le faire croire et qui en aurait fait un « phénomène social », il n’a pas passé sa vie à s’engager en politique dans un parti, l’armée, ou même à servir l’Etat, il a au contraire toujours démontré n’avoir à l’esprit que son propre intérêt : il n’est su d’aucun geste effectué à son détriment, au service d’une idée, en quarante ans de vie. Ce n’est pas rien.
Il y a dès lors dans son accès au pouvoir quelque chose qui est de l’ordre du non-sourcé, comme lorsqu’il était devenu ministre de l’Economie. Propulsé comme une figure à la mode par des intérêts qui cherchaient à l’instrumentaliser, il n’a créé qu’un engouement de marque. C’est ce qui explique l’absence complète de prise de risques lorsqu’il est au ministère de l’Economie ; il savait trop bien que la moindre tentative politique le ferait s’écrouler, faute de fondement à son pouvoir. Il s’est donc contenté de dîner avec des patrons, des hauts fonctionnaires, des politiques, des people et de consolider les bases de son pouvoir à venir sans ne jamais s’exposer.
C’est plus difficile de faire cela en étant président, surtout lorsqu’on ne s’appuie pas sur un véritable parti politique. Du coup, la nature du pouvoir de Macron ne peut qu’être autoritaire : elle est verticale car elle n’a pas de source et ne peut que se déployer dans un modèle d’imposition, d’écrasement de la différence et d’une forme d’altérité multiple. Il faut passer par la force car il n’y a pas de sources en propre, de soi à donner. Il a été élu, je ne fais pas de procès d’illégitimité. C’était une élection normale. Mais la façon dont son parcours s’est construit provoque une forme d’exercice du pouvoir qui passe par le rapport de force, l’imposition. Déjà en novembre 2016, j’écrivais des tweets où je disais qu’il était évident qu’on se dirigeait vers un pouvoir autoritaire, juste parce que la modalité de son élection et de son rapport au pouvoir amènerait à cet état de fait. La loi sur l’Etat d’urgence, le caporalisme, le renvoi brutal du chef d’état-major des armées, les profils des ministres nommés, tout ça va dans le même sens. Et la tension va selon moi augmenter : on va vers l’étouffement de toute alternative politique.
« Il faut se donner les moyens de façonner le monde de demain. »
Interview avec Juan Branco [Partie 2]
La Relève et La Peste : A propos des nouvelles technologies dont tu parlais, penses-tu que ce soit un défi majeur aujourd’hui de trouver les moyens de les réguler ou de les rendre plus justes ?
Juan Branco : Pour moi, on est entré en préhistoire. On est en train de vivre comme des hommes de Cro-Magnon découvrant des outils de façon primaire. On est au tout début du début de la compréhension de la façon dont ces outils de communication vont transformer l’espace politique. Avec Macron, la plupart des commentateurs et des décideurs se sont laissés écraser par le phénomène, sans comprendre ce qu’il se passait parce qu’ils étaient complètement dépassés par les enjeux de cette révolution. Même chose pour Trump : c’est parce qu’on est en train de voir la création d’un nouvel ordre politique et que ça va à une vitesse folle, et que les clercs qui sont encore aujourd’hui censés nous diriger et nous informer ne sont pas formés pour le comprendre, qu’on a une impression d’insaisissabilité de phénomènes parfaitement rationnels.
Notre génération est déjà en retard par rapport à ce monde-là, celui de la communication instantanée, des réseaux sociaux, de la réduction des savoirs liés à une information toujours plus brève qui côtoiera bientôt le format d’un haïku. Notre rapport au monde, et même notre structure cognitive sont en train de changer. Nous, qui avons été formés pour devenir l’élite intellectuelle du pays, nous sommes jeunes, mais nous avons encore été élevés dans la culture du livre et du papier, dans cette admiration pour l’objet livre et la pensée sur le format long. C’est un type de bouleversement qu’on avait déjà connu avec la généralisation de la TV. Mais aujourd’hui, on arrive à la deuxième phase : la rupture est beaucoup plus radicale et généralisée, le rapport au texte est immédiatement impacté, le rapport à l’information et la communication apparaît du coup de moins en moins partageable entre générations… Des bouleversements massifs vont en naître, et ils vont complètement échapper à une partie de la société, et une partie de ceux qui sont censés nous l’expliquer. Et en vous disant ça, je suis déjà en retard. Même Trump est une réminiscence du passé, de l’accès à la notoriété par la téléréalité et l’immobilier, un modèle archéologique recyclé in extremis, loin de ce qui vient, des tentatives de prise de pouvoir par les nouveaux oligarques, Zuckerberg et ses alliés.
La Relève et La Peste : Mais alors quelles sont les solutions à notre disposition pour reprendre le contrôle ? Comment se saisir de la question ?
Juan Branco : Ne serait-ce qu’essayer de le comprendre, c’est déjà un énorme enjeu ! Quels sont les aspects négatifs et positifs ? N’est-on pas en train de vivre une déstructuration de la civilisation ? On n’en sait toujours rien.
On est dans une situation où le néolibéralisme a détruit la valeur symbolique et économique de tout l’espace intellectuel, du moins comme espace structurant qui donnait accès à une place sociale, à la circulation des corps (quand on est un intellectuel dans les années 30 à 70 en France on a une place centrale, on vit dans des quartiers centraux et relativement ouverts aux nouveaux entrants où l’on a accès aux artistes, décideurs et vice-versa, espaces qui valorisent le savoir et la créativité, permettent une émulation, compensent la précarité..). Les professions intellectuelles sont dévastées : d’une part à cause du modèle universitaire sclérosé et dépassé, du modèle comptable de la publication pour la publication importé des Etats-Unis qui n’a aucun sens ; et d’autre part de la paupérisation de l’Etat, accentuée par les ruptures technologiques d’aujourd’hui. On va vers un immense bouleversement. Ce qui a permis à la France d’être ce qu’elle est, c’est sa langue et sa pensée, c’est sa culture, c’est la force de ses classes intellectuelles qui ne cessaient de la nourrir et de la renouveler, et nous sommes en train de la perdre complètement. La télévision avait déjà provoqué un premier séisme, en permettant notamment aux nouveaux philosophes d’écraser, avec leur pseudo-pensée, les tentatives d’élaboration plus poussées, puis en captant le temps de cerveau disponible de façon massive et toujours plus dégradée. Là, nous rentrons dans une phase encore plus troublante, où l’économie de l’attention et le tout-à-l’économie, ces fameuses sociétés de startup tant désirées par le pouvoir où l’argent devient une fin et non un moyen, écrasent toutes les hiérarchies de valeur précédentes. C’est une société qui m’inquiète beaucoup…
Avec ce que vous faites à La Relève et La Peste, vous vous saisissez de la question médiatique. On voit bien l’échec des médias actuels. Ce qui restait un idéal de qualité – The Guardian, El Pais, La Reppublicca ou même Libération jusqu’à il y a quinze, vingt ans – ça ne reviendra pas à mon avis, pour un ensemble de raisons évidentes, et notamment la plus importante : la captation de valeur des producteurs de contenu par les diffuseurs – ce qu’on appelle les GAFAM. On crée une situation où la plate-forme, l’intermédiaire va récupérer toute la valeur ajoutée d’un produit qui a mis des années à macérer, qui a été financé par les puissance publiques, dont le résultat va être intégralement exfiltré dans des pays tiers (aux Etats-Unis principalement), sans qu’il y ait de retour du tout.
On se félicite parce que Facebook crée un fonds de 10 millions d’euros pour financer la presse, alors qu’ils sont en train de nous donner 0,01% de leur chiffre d’affaire un peu comme on jetterait l’aumône, sans qu’on s’aperçoive de l’effet de spoliation immense. On y ajoute leur contrôle sur la visibilité de l’information, l’algorithmisation des feeds, et on se retrouve face à une déstructuration complète de l’édifice démocratique. Non seulement ils détruisent les médias traditionnels mais ils prennent le contrôle ce qui doit être vu et consommé, sur le fondement de l’espace démocratique, l’accès à l’information, en l’alignant sur des critères marchands qui ne peut évidemment avoir qu’une conséquence : la mise en valeur des contenus « poubelle », dont les fake news ne sont qu’un dérivé, l’incitation pour les médias traditionnels à produire de la merde, et ainsi de suite. Dans cette situation, il y a potentiellement une déstructuration définitive de la société. Les sources sont dégradées en amont et en aval, l’accès à l’information n’obéit plus qu’à des logiques marchandes, et très sûrement politiques dans les années qui vont venir. On accepte une sorte d’effondrement généralisé du rapport à la pensée et au politique.
On en revient à ce que j’ai vécu pendant la campagne : l’espace public ne permet plus un débat politique sain. On ne sait plus pour quoi ou pour qui on vote. C’est un panorama sidérant, franchement, parce qu’il est le résultat d’une incapacité à penser politiquement ce qui est en train d’arriver de la part des décideurs. Et le saccage du monde intellectuel et de notre espace démocratique ne va faire qu’accentuer ce phénomène. On pourrait faire un raisonnement en forme de toiles d’araignée à l’infini : il n’y a plus de lieux physiques de rencontre et d’échange de savoirs et d’informations ; les milieux intellectuels sont dispersés et atomisés par les prix de l’immobilier, par leur précarisation, l’absence de valorisation de leur carrière, du contenu qu’ils produisent, leur coupure de la société du fait de critères marchands, ils sont regardés de haut par les nouvelles générations qui en même temps connaissent une immense crise de sens, seulement contenue par l’ignorance qu’on tente de leur imposer et la frustration suscitée par les dispositifs de fascination formatés imposés par les réseaux sociaux… et on se retrouve à se demander : pourquoi aujourd’hui on s’emmerderait à lire et écrire des bouquins? Demain, qui à part les héritiers pour écrire et publier autre chose que des produits préformatés, faits pour être vendus et non pour faire avancer notre rapport à la langue, au savoir, pour exiger et non être consommé ? On se dirige vers un épuisement généralisé.
La Relève et La Peste : Tu dresses un portrait assez pessimiste de l’état actuel de notre société mais il y a aussi beaucoup d’initiatives émanant de la société civile qui récupèrent ces outils, notamment numériques, et proposent autre chose, non ?
Juan Branco : Oui, on a beaucoup de choses positives : WikiLeaks, la France Insoumise (qui est le revers de La République en Marche), Lilo… ce sont des organisations opportunistes qui naissent de failles du système actuel. Je n’émets pas un jugement de valeur sur le monde actuel. Mais les initiatives citoyennes se feront nécessairement dévorer par des sociétés qui sont valorisées à des milliards. L’espace dans lequel on veut inscrire le politique aujourd’hui, tant qu’on ne sera pas en rupture radicale, sera soit neutralisé, soit contrôlé par un appareil qui est privé ou privatisé, qui ne fonctionne que sur des logiques de rentabilité, où il n’y aura pas de réflexion sur le rapport au commun. On ne peut pas s’exfiltrer aujourd’hui de cette logique. On peut la contourner, mélanger des contenus comme vous le faites, mais on est soumis aux conditions marchandes préétablies. On est, du coup, quand on tente quelque chose de différent, de non-inscrit dans l’espace marchand, immédiatement dans l’économie de la survie : et puisqu’il y a une précarisation généralisée, qu’on est tous soumis à la même merde, que toute notre génération est exposée de la même façon, on rentre dans une lutte de tous contre tous. Résister face à face, développer sa singularité, ce n’est tenable que dans un certain temps, parce que ceux qui font le choix de suivre le système, de s’y conformer, creusent chaque année l’écart avec ceux qui tentent d’en faire survivre les marges, et face à l’injustice, face à l’épuisement, la tentation de revenir dans la norme devient beaucoup trop importante. Il y a quelque chose d’écrasant dans ce fonctionnement.
C’est pourquoi je pense que l’initiative particulière ne peut pas constituer une réponse. Et on n’a pas encore vraiment parlé des algorithmes… Il y a une absence de contrôle des filtres qu’utilisent les GAFAM qui est sidérante d’un point de vue démocratique. Tinder décide de cacher les filtres qu’il utilise : il préfère deviner tes préférences et t’imposer ses choix, non pas à des fins de satisfaction personnelle mais à des fins d’emprise, pour t’amener à consommer, à cliquer, à passer davantage de temps à chercher. On veut te faire rester sur les plateformes, on veut te rendre esclave et dépendant du système. Même sur un truc aussi basique que la sociabilité et la sexualité !
Alors parler maintenant des logiciels libres, les tentatives alternatives… c’est coulé. On s’est fait avoir : en gros, ces services GAFAM ont masqué leur nature pendant des années, avant qu’on soit en mesure de comprendre le véritable modèle de fonctionnement et le business plan de ces plateformes. En grande partie à cause de la médiocrité de l’espace médiatique, on s’émerveillait de la gratuité, de l’efficacité de ces plateformes qui semblaient parfaitement magiques, altruistes… alors que c’était un discours commercial tactique. Cela leur a permis d’atteindre la masse critique essentielle à leur fonctionnement, et à partir de là d’être en capacité d’écraser tous les concurrents véritablement libres et non-commerciaux potentiels. Le hold-up est massif : les monopoles, une fois créés, dans les réseaux sociaux, se démantèlent très difficilement en dehors des disruptions d’usages.
C’est donc devenu impossible de les remplacer à moins d’une intervention politique, comme en Chine par exemple. Eux se sont rendu compte du danger à travers leur paranoïa autoritaire, mais ils se sont donné les moyens d’une autonomie souveraine, bénéfique économiquement et potentiellement à terme, vous allez rire, démocratiquement. Il faut se rendre compte qu’on en est arrivé au point où la question se pose de savoir quel modèle est pire que l’autre : un modèle où au moins (très indirectement) une population réussit à se donner, via ses dirigeants, les moyens de contrôler partiellement l’information, où ce sont leurs représentants qui décident, et donc potentiellement demain, en cas de démocratisation, où ils pourront être en contrôle de leur destin ; ou un modèle où des entreprises privées imposent un modèle qui est commercial et mercantile, où le contrôle de l’information est voué à rester à jamais entre les mains d’intérêts privés, nous dépossédant sans retour en arrière possible.
Pour moi, l’émancipation de ces tutelles et la lutte pour le contrôle de l’information et des ressources qu’elle produit va être la source des guerres de demain. Entre temps, instaurer un modèle alternatif, ou alors rendre transparents les algorithmes – ce qui est un principe démocratique fondamental – doit devenir une priorité. Si ceux-ci restent opaques aux autorités politiques de quelque pays que ce soit, on va se retrouver dans une situation qu’Orwell n’aurait jamais imaginé. Cela ne peut pas durer de façon saine, même dans l’hypothèse où des gens bienveillants dirigeraient les GAFAM, ce que l’on a tout aussi longuement tenté de nous faire croire. Ce qui n’est évidemment pas le cas.
J’ai encore une croyance en l’Etat comme rempart face à la spoliation généralisée. L’idée que l’intérêt commun soit défendu passe selon moi à une échelle ou une autre par l’Etat. Alors il faut lui redonner les moyens qui s’imposent, lui permettre de prendre enfin les 30% qui s’imposent sur les bénéfices de ces monstres et les redistribuer dans un écosystème médiatique dirigé et régulé par la puissance publique. On capte et on redistribue la valeur pour financer les cultures et les populations ; et on met fin aux déséquilibres internes à ce modèle, quitte pour cela à déroger au droit européen. La fortune de tous ces groupes et de leurs fondateurs s’est faite aux dépens de la création intellectuelle, du financement des missions de service public, mais aussi de la création artistique, etc. Il y a un immense problème de redistribution de la valeur dans nos sociétés aujourd’hui : ces industriels n’ont pas à capter ainsi les fruits produits par toute la société et financés en partie par nos impôts alors qu’ils ne sont que des intermédiaires techniques. Là, il ne s’agit pas de perdre ou de gagner une bataille mais la guerre.
Je m’explique. On est en train de pousser tellement à bout la logique actuelle qu’on a créé un monde où la lutte projet contre projet devient impossible. Par exemple, la question de la licence globale : comme on le proposait en 2012, avec une taxe de 5€/mois sur tous les abonnements internet, cela aurait fait 1,2 milliard d’euros à redistribuer chaque année au monde de la presse, du cinéma, de la musique, contre un droit à l’accès à l’information et à la culture généralisé à toute la population : une immense révolution démocratique et politique qui aurait permis d’orienter la consommation culturelle, de créer des référentiels communs, de mettre fin aux inégalités etc. Or faute de courage politique, on se retrouve cinq ans plus tard avec des dizaines d’abonnement à prendre pour avoir accès au dixième de ces contenus culturels, qui coûtent une fortune et ne permettent de récolter qu’un dixième de ces sommes, qui partent vers des opérateurs étrangers qui proposent des produits régis par des algorithmes sans critère qualitatif comme Netflix et qui en plus ne réinvestissent quasiment aucun bénéfice en France, n’emploient quasiment personne et généralisent un horizon culturel américanisé.
On voit comment en cinq ans on a perdu une opportunité unique de transformer notre société. On aurait pu laisser tout le monde avoir un accès démocratique à la culture, qu’on aurait même pu orienter au lieu de laisser émerger cette bouillie culturelle qu’on nous sert à la pelle. On s’y est refusé par conformisme politique, par peur de rompre tant que c’était possible, et maintenant on n’a plus le choix que de se soumettre à l’ordre économique dominant. Or cette perte de chance est en train de se généraliser dans tous les domaines.
Vous pensez que l’Assemblée nationale voterait aujourd’hui une loi qui ferait tomber le business model d’une entreprise qui pèse des milliards ? Trop tard. On n’a plus d’autre choix que de s’inscrire dans une perspective de rupture générale. Un bouleversement politique majeur.
On est à l’orée d’une transformation qui va avoir un effet brutal sur les institutions et qui va bouleverser les échelles politiques. C’est à nous de la diriger pour ne pas se la laisser imposer. Toute notre pensée et notre organisation politique vont être remises en question. Il y aura une transformation radicale du monde qu’il va falloir travailler, sur laquelle il va falloir peser, si on ne veut pas se laisser écraser. Rien ne sert de jouer à Nostradamus. Personne ne sait à quoi ressemblera le monde de demain. Mais il faut se donner les moyens de le façonner.