« Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui » : dans Tristes Tropiques, l’ethnologue Claude Lévi-Strauss critiquait la vision anthropocentrée que nous avons de la nature, rappelant qu’avec nos quelques 200 000 ans de présence sur Terre – dont l’âge se chiffre en milliards d’années – nous n’étions qu’un point fugitif sur la frise historique de la planète. Pourtant, il est indéniable qu’en ce laps de temps notre espèce a réussi à marquer son environnement de manière profonde, sinon indélébile.
L’hypothèse de l’extinction
Dans l’histoire de la planète, cinq grands épisodes de disparitions d’espèces animales et végétales brutales et simultanées (disparition de plus de 75 % des espèces présentes sur Terre) ont été recensées ; on les appelle communément des « extinctions massives ». Parmi celles-ci, on compte notamment l’extinction Crétacé-Tertiaire (advenue il y a 66 millions d’années) pendant laquelle disparurent les dinosaures.
Depuis la publication d’une étude dans le magazine Science Advances en 2013, une part croissante de la communauté scientifique s’accorde pour parler de « sixième extinction », ou « extinction de l’Holocène » à propos de l’époque contemporaine. Le résultat principal de cette étude est saisissant : depuis le début du XXème siècle, le rythme de disparition des espèces vertébrées est jusqu’à 100 fois supérieur au rythme « normal » (c’est-à-dire constaté en dehors des périodes d’extinction massive).

Ce résultat est appuyé par d’autres travaux, plus empiriques, comme celui de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Cet organisme, qui publie chaque année une liste des espèces menacées d’extinction, estime que plus de 28% des espèces observées (près de 83 000 en tout) sont aujourd’hui en danger. Autre chiffre appuyant l’hypothèse de la « sixième extinction » : en 20 ans, 10 % des terres sauvages (à l’abri de la main de l’homme) ont disparu sur la surface de la planète, selon une étude australienne.
L’homme est un loup pour l’homme
Cette nouvelle apocalypse est inédite, car elle est centrée sur l’espèce humaine de deux façons. Premièrement parce que les causes de cet épisode sont majoritairement d’origine humaine : là où les extinctions précédentes étaient dues à un changement climatique brutal (période glaciaire) ou un événement extraordinaire (chute de météorite), la « sixième extinction » supposée est provoquée par l’action de l’homme sur son milieu : chasse intensive, transformation des habitats naturels, introduction d’espèces prédatrices dans des milieux fragiles, pollution, et le suspect habituel : réchauffement climatique.
Deuxièmement, parce que cette extinction pourrait à terme être fatale à l’espèce humaine :
« Si on permet que cela continue, la vie pourrait mettre plusieurs millions d’années à s’en remettre, et notre espèce même disparaîtrait probablement assez tôt », a déclaré au Monde Gerardo Ceballos, de l’université autonome de Mexico.
Signaux contraires
Cependant, il est trop tôt pour affirmer qu’un consensus s’est formé dans la communauté scientifique autour de l’idée d’une « sixième extinction ». Des voix se sont élevées, et non des moindres, pour nuancer l’annonce. C’est notamment le cas de Steward Brand, un scientifique vétéran de l’écologie, qui rappelle que le rythme de découverte de nouvelles espèces est trois fois supérieur au rythme constaté d’extinction.

Selon lui, nous sommes encore loin de 75 % de disparition des espèces, même dans le faible échantillon que nous étudions (qui ne concerne que les vertébrés, rappelons-le). « L’idée que nous nous dirigeons vers une extinction massive n’est pas seulement fausse, c’est une recette pour la panique et la paralysie », affirme le scientifique dans un article du magazine Aeon, intitulé « Repenser l’extinction » (en anglais).
Une grande part de l’argumentation de Brand porte en effet sur la subjectivité des études et de l’opinion publique. Selon lui, aucune étude exhaustive n’est réalisable sur le sujet, et plaider le catastrophisme sans proposer de contrepoint fausse l’objectivité des études, souvent partiellement et incorrectement reprises par les médias.
Précisons au passage que l’étude originale de 2013 était cosignée par Paul Ehrlich, bien connu pour son ouvrage de 1968, La Bombe P. Dans ce livre, le scientifique prédisait une famine massive avant la fin du XXème siècle, et enjoignait – à la suite de Malthus au XVIIIème siècle – les responsables politiques à réguler la croissance démographique. Seulement, cette famine n’est jamais survenue ; au contraire, la faim dans le monde est en constant recul. De quoi mettre en perspective les déclarations de M. Ehrlich sur la « sixième extinction ».
Aller de l’avant
Comme souvent, en matière de prospective, l’erreur est probable. Mais plutôt que de discuter des modalités, du rythme ou de l’inéluctabilité de l’extinction, intéressons-nous aux solutions. Le problème des disparitions animales n’est occulté par personne, mais tandis que certains auteurs, comme Ehrlich ou Elizabeth Kolbert (La Sixième Extinction, prix Pulitzer 2015), se concentrent sur la faute de l’homme, d’autres préfèrent mettre en avant les efforts développés par ce dernier pour réparer sa faute.

Les solutions ne manquent pas d’un côté comme de l’autre : suppression des pesticides, création de zones protégées de la pollution et du braconnage, réintroduction progressive d’espèces menacées grâce à l’élevage en captivité.
Selon l’écologiste Stuart Pimm ces efforts sont d’ores et déjà couronnés de succès : le taux d’extinction global a été réduit de 75 % ; des écosystèmes entiers ont été sauvés, à l’instar de la Nouvelle-Zélande ; des espèces menacées affichent une santé rayonnante, comme le panda, et l’UICN songe à créer une « liste verte » des espèces en bonne santé en guise de contrepoint à sa « liste rouge ».
Steward Brand pousse même l’optimisme jusqu’à la science-fiction : dans une conférence TED (en anglais), il présente les travaux de scientifiques du monde entier pour « restaurer » des espèces disparues à partir de fragments d’ADN. Il cite, par exemple, le clonage réussi d’une espèce de bovin espagnole disparue au XVIème siècle ; un miracle qu’il appelle la « dé-extinction ». Aux détracteurs de cette méthode qui fait de l’homme un démiurge presque divin, il répond que nous avons déjà outrepassé notre rôle en condamnant par nos actes des centaines d’espèces disparues au cours des derniers siècles – alors, autant continuer pour y remédier.