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Le ministre de la justice mis en examen : une première dans l’histoire de la République française

Un garde des Sceaux mis en examen peut-il vraiment rester au gouvernement ? Légalement, rien ne l’oblige à démissionner. Cependant, sa crédibilité face à l’institution est compromise et le ministre pourrait très vite être poussé vers la sortie.

À moins d’un an des présidentielles, une nouvelle affaire entache la majorité. Vendredi 16 juillet, le ministre de la justice, Éric Dupond-Moretti, a été mis en examen pour des soupçons de « prise illégale d’intérêts ». C’est la première fois, en France, qu’un garde des Sceaux en exercice est l’objet d’une telle procédure. Alors que l’Élysée a refusé de se prononcer sur l’affaire, les syndicats de la magistrature ne le considèrent plus comme un interlocuteur légitime.

Une tentative d’intimidation

Instruit par la Cour de justice de la République (CJR), seule institution habilitée à juger des ministres en fonction, ce dossier très délicat était dans les tuyaux depuis plusieurs mois. En janvier dernier, faisant suite à plusieurs plaintes déposées par deux syndicats de magistrats et la célèbre association Anticor, la CJR ouvre une enquête contre le garde des Sceaux.

Depuis son arrivée au ministère, Éric Dupond-Moretti, ancien avocat au barreau de Paris, est soupçonné d’avoir profité de ses nouvelles prérogatives pour servir ses intérêts personnels — et régler ses comptes avec certains magistrats. 

Les plaignants reprochent au ministre de la justice d’avoir ouvert, en septembre 2020 (deux mois après sa prise de fonction), une enquête administrative à caractère disciplinaire contre trois magistrats du Parquet national financier (PNF) — Patrice Amar, Éliane Houlette et Ulrika Delaunay-Weiss — pour une affaire qui l’a directement concerné quand il était avocat

Entre 2014 et 2019, ces trois magistrats avaient cherché à identifier la « taupe » ayant informé Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog que leur ligne téléphonique secrète, la ligne dite « Paul Bismuth », était sur écoute dans le cadre de l’enquête sur le financement libyen de la campagne de 2007, un dossier aux nombreux rebondissements. 

En constatant que l’ex-président de la République avait fermé, un beau jour de février 2014, sa ligne téléphonique, le PNF avait alors décidé d’éplucher les relevés téléphoniques détaillés de plusieurs informateurs possibles au sein de la magistrature et du barreau, parmi lesquels Pierre Haïk, Hervé Témime et Éric Dupond-Moretti, proches de l’ancien chef de l’État ou de son avocat.

Menée dans le plus grand secret, l’enquête est révélée en 2020 par la presse. Consternation générale. Plusieurs avocats, dont Me Dupond-Moretti, portent plainte. Pour calmer la polémique, la ministre de la justice de l’époque, Nicole Belloubet, demande à l’Inspection générale de la justice de produire un rapport sur l’enquête du PNF, afin de savoir si celui-ci est sorti des cadres légaux.

Lire aussi : « Anticor, l’association anticorruption qui dérange les dirigeants politiques français »

Entre-temps, Éric Dupond-Moretti est devenu garde des Sceaux et, le soir de sa nomination, a retiré sa plainte. Nous sommes en juillet 2020. Le 15 septembre, le rapport de l’Inspection générale annonce qu’outre des dysfonctionnements internes, aucune enfreinte à la légalité n’a été relevée dans l’enquête. Le PNF est dédouané.

Et pourtant, sitôt en poste, le nouveau ministre de la justice confie à l’Inspection générale une nouvelle enquête administrative sur les trois magistrats, pouvant aboutir, cette fois-ci, à des mesures disciplinaires.

Éric Dupond-Moretti est-il en train de régler ses comptes ? Sa décision, que seul un conflit d’intérêts paraît à même d’expliquer, suscite une levée de boucliers de la part des syndicats de magistrats.

Crédit : Librairie Mollat

Une « prise illégale d’intérêts »

Un an plus tard, l’affaire s’accélère. Le 7 juin dernier, le Premier ministre, Jean Castex, est auditionné par la CJR en tant que témoin, notamment parce qu’il a récupéré depuis octobre, en vertu d’un décret de « déport », les dossiers liés aux anciennes activités d’avocat de son ministre.

Le 1er juillet, une perquisition spectaculaire est menée au ministère de la justice. La vingtaine de gendarmes et les magistrats de la CJR restent quinze heures place Vendôme, sans que l’on sache exactement l’objet de leurs recherches.

Enfin, le 16 juillet, après six heures d’audition devant la CJR, Éric Dupond-Moretti est mis en examen pour « prise illégale d’intérêts ».

Ce délit très grave, défini par le Code pénal comme « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique (…) de prendre, recevoir ou conserver (…) un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a (…) la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement », est passible de 5 ans d’emprisonnement et de 500 000 euros d’amende.

Lire aussi : « Le député LREM Lénaïck Adam utilise une commission d’enquête pour servir les intérêts des mineurs d’or en Guyane »

En sus de l’affaire du PNF, les plaignants accusent le garde des Sceaux d’avoir ouvert une autre enquête administrative à l’encontre du juge d’instruction Édouard Levrault. Alors en poste à Monaco, celui-ci avait mis en examen un policier dont Éric Dupond-Moretti était l’avocat.

Plusieurs passes d’armes avaient opposé les deux hommes avant que le juge d’instruction, quittant ses fonctions, dénonce des pressions subies dans le cadre de ses enquêtes. Cette accusation de prise illégale d’intérêts double et aggrave ainsi celle du PNF.

Par ailleurs, trois plaintes similaires, sur d’autres dossiers, auraient été déposées à la CJR, deux par des élus et une par l’association Anticor. Mais seules celles concernant le PNF et Édouard Levrault auraient été jugées recevables. 

Au sein de la majorité, les réactions ne se sont pas faites attendre. Le jour même de la mise en examen de son ministre, Jean Castex a publié un communiqué dans lequel il lui « renouvel[ait] toute [sa] confiance », tandis que l’Élysée a refusé de se prononcer, invoquant le principe de précaution.

L’accusé, quant à lui, se déclare « extrêmement serein » et « plus que jamais déterminé à être pleinement ministre de la Justice », ajoutant que, dans cette affaire, il n’a fait qu’obéir aux recommandations des instances compétentes.

Un garde des Sceaux mis en examen peut-il vraiment rester au gouvernement ? Légalement, rien ne l’oblige à démissionner. Cependant, sa crédibilité face à l’institution est compromise et le ministre pourrait très vite être poussé vers la sortie.

Alors que des États généraux de la justice doivent être organisés à la rentrée, les syndicats de la magistrature ne semblent plus considérer Éric Dupond-Moretti comme un interlocuteur crédible. Ces derniers mois, les relations entre les magistrats et leur ministre de tutelle n’ont cessé de se dégrader. Les prochaines semaines nous diront si la rupture est bel et bien consommée. 

Augustin Langlade

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