Dans le centre de la Suède, les Samis, dernier peuple autochtone d’Europe, voient leurs forêts ancestrales mourir sous les coupes du géant de l’industrie forestière SCA. Malgré des engagements proclamés, l'exploitation s‘intensifie, menaçant l’élevage traditionnel de rennes et la biodiversité. Une contestation inédite s’organise, appuyée par des associations écologistes, pour défendre les dernières forêts anciennes du pays.
Un reportage de Louise Canu & Paul Labourie.
Le silence des oiseaux
« Vous entendez des oiseaux ? » La scène est apocalyptique et le silence de plomb. Une petite coalition de Samis, de militants écologistes et d’habitants du village de Skogsnäs s’enfoncent dans ce qu’il reste de la forêt du Västerrnorrland, dans le centre de la Suède.
Les pas sont amortis par les milliers de branches et de souches explosées qui encombrent le sol. Témoins du passage des véhicules à chenille, de profondes ornières recouvrent la neige et la boue. Au bord de la route, des troncs d’arbre fraîchement coupés, empilés les uns sur les autres, atteignant jusqu’à trois mètres de hauteur.
Kamilla, activiste écologiste et habitante du village de Skogsnäs, pointe du doigt le carnage environnant. « Regardez ce qu’ils ont fait ! », avant de reprendre son chemin. « Les oiseaux quittent les zones lorsque les arbres sont abattus. C’est normal. Où pourraient-ils faire leurs nids ? »
Coupes rases effectuées par SCA sur les terres pâturables du Sameby Ohredahke (hiver 2025)
Le groupe est à la recherche du « bon arbre » : celui sur lequel accrocher les tableaux de l’artiste samie Britta Marakatt-Labba et suédoise Lisalove Bäckman, engagées dans la lutte contre la déforestation et les droits des peuples autochtones. Des représentations d’hommes d’affaires entourés de leurs billets, tronçonneuse à la main, régnant seuls au centre d’une forêt rasée.
Leur objectif : interpeler le géant forestier SCA, qui multiplie les coupes rases dans des zones protégées, destinées au pâturage des rennes des populations autochtones.
« Nous verrons bien si SCA continue de couper les arbres, avec des tableaux protégés à plusieurs centaines de milliers d’euros. Ils ne comprennent que l’argent. »
Olga, militante Greenpeace, accroche l’oeuvre de Lisalove Bäckman
Les Samis contre le plus grand propriétaire forestier d’Europe
SCA, industriel spécialisé dans la production de pâte à papier, est le plus grand propriétaire forestier privé d’Europe. Alors que les forêts couvrent 70% du territoire en Suède, soit 28 millions d’hectares, SCA en possède 2,7 millions.
Connu pour son exploitation intensive des forêts, basé sur la coupe rase, il constitue l’un des piliers économiques du pays. L’entreprise souscrit au label international FSC (Forest Stewardship Council), supposé garantir des produits en bois ou à base de fibre de bois issus de forêts gérées de façon responsable.
Mieux encore : censé garantir le respect des droits autochtones, en appliquant notamment le « FPIC » (Free Prior and Informed Consent), prévu par la Déclaration des droits des peuples autochtones. Le texte stipule qu’ils doivent être consultés avant tout projet affectant leurs terres, ressources ou mode de vie, après avoir reçu une information complète et compréhensible qui constitue alors la base du consentement.
Christina Åhrén affiche un léger rictus et secoue la tête. « Pour eux qui ne mettent jamais les pieds sur le terrain, notre consentement équivaut à une case à cocher pour garantir le FSC, après une réunion en visioconférence. Ils regardent une carte, et disent : est-ce que vous seriez d’accord pour couper cette zone ? Dans les faits, nous acceptons 90% de ce qu’ils nous demandent en espérant conserver les 10% restants ».
Christina Åhrén, membre du Parlement Sami et éleveuse de rennes, à Skogsnäs
Docteure en anthropologie et membre du Parlement Sami, Christina Åhrén est également éleveuse de rennes et membre du Conseil d’Ohredahke, son sameby (groupement administratif d’éleveurs de rennes leur conférant un droit d’usage des terres).
Depuis de nombreuses années, le quotidien des populations autochtones est bouleversé : le dérèglement climatique, les éoliennes, les lignes à haute tension, l’industrie minière et forestière suppriment des zones pâturables et perturbent le chemin habituel des rennes.
« Nous souhaitons seulement garder ce qu’il nous reste de nos forêts ancestrales, pour tenter de sauver les meubles. Pour nous, ce sont nos rennes, notre fierté. Quand vous écoutez un éleveur, vous croyez qu’il parle de sa famille, mais ce sont de ses rennes dont il s’agit. Si cela continue comme ça, dans vingt ans, nos animaux n’auront plus rien à manger », déplore Christina Åhrén auprès de La Relève et La Peste.
Cette exploitation porte souvent le nom de « transition verte », à l’image de SCA, qui se targue sur son site internet « d’investir dans le développement durable ». Mais en dix ans, un tiers des forêts primaires du sameby (groupement d’éleveurs de rennes) ont été rasées. Ces forêts anciennes, non impactées par l’industrie depuis au moins un siècle, accueillent pourtant une biodiversité précieuse.
« On y retrouve une grande variété d’espèces : des arbres de différentes tailles, des champignons, des lichens dont se nourrissent notamment les rennes… C’est un immense cycle de vie et de mort, qui crée un écosystème à part et un lieu de vie pour énormément d’oiseaux et de mammifères », commente Kim, naturaliste et habitant du village de Skogsnäs, situé sur les terres historiques Samis, pour La Relève et La Peste.
Maison communale de Skogsnäs où ont lieu réceptions, fêtes et réunions de la communauté
Une résistance inédite au coeur des forêts anciennes
Le 24 janvier 2025 a marqué une nouvelle étape, lorsque le Sameby Ohredahke a annoncé retirer son consentement et suspendre les consultations auprès de SCA.
« Nous nous sommes rendus sur une zone qu’ils avaient accepté de préserver et l’avons trouvée entièrement déboisée. Ils n’ont pas respecté l’accord convenu », dénonce Christina Åhrén auprès de La Relève et La Peste.
Depuis, la résistance s’organise, et avec elle la convergence des luttes. Plusieurs associations environnementales (dont Greenpeace, Skydda Skogen ou Skogsvärn) ont rejoint la « Forest Rebellion », déterminée à protéger les forêts anciennes des coupes intensives de l’industrie forestière.
« Si les forêts sont détruites, les rennes ne peuvent plus se nourrir. Or, en Suède, les droits les plus solides reconnus aux Samis sont liés à l’élevage de rennes : c’est lui qui fonde leur droit d’usage de terres. Menacer cet élevage, c’est risquer de détruire leur culture et leur protection juridique, » explique Karolina Carlsson, chargée de campagne pour Greenpeace, et l’une des chevilles ouvrières de la « Forest Rebellion.
Karolina Carlsson, chargée de campagne Greenpeace, tient l’oeuvre de Britta Marakatt- Labba
Redoutant de nouvelles régulations européennes, l’industrie forestière semble accélérer son exploitation.
« SCA se concentre sur les forêts anciennes car l’entreprise craint qu’elles ne soient mieux protégées dans le futur par les normes européennes : c’est plus rentable de les couper maintenant que de prendre le risque de ne plus pouvoir y toucher plus tard », accuse Kamilla.
Même constat pour Christina Åhrén, qui observe « un rythme plus rapide, des zones plus grandes et des quantités de bois plus importantes » dans les coupes récentes du géant forestier. Quant aux politiques de reboisement que mettent en avant l’entreprise, celles-ci sont largement critiquées par les activistes.
« Nous comparons une plantation d’arbres en monoculture à un écosystème complexe qui a besoin de décennies, voire de siècles, pour voir le jour », souligne Kamilla auprès de La Relève et La Peste.
« Ne pas abattre : non-respect des peuples autochtones et des limites de la nature »
Une course contre la montre pour sauver les dernières forêts
La veille de l’accrochage des œuvres d’art, Samis et militants se sont réunis à Skogsnäs, village-communauté fondé en 1973 par une poignée d’activistes, souhaitant racheter et protéger des parcelles de forêt tout en vivant autour de valeurs communes.
Aujourd’hui, militants, juristes, journalistes, hippies de la première heure, artistes, environnementalistes et habitués des actions directes y affluent. Autour du repas végétarien, la soirée est l’occasion d’échanger autour des différentes actions de la Forest Rebellion.
Peter, militant de Greenpeace et Extinction Rebellion, évoque notamment l’occupation pacifique d’un lieu de coupe, lors d’une nuit à -20°C, suivie d’un réveil devant les machines de SCA, tenues légalement d’interrompre toute coupe si une présence humaine se trouve à proximité de la zone.
Vient ensuite le récit du dernier recensement effectué, l’un des outils privilégiés des militants. Kim et Kamilla sont des habitués de l’exercice et en effectuent plusieurs par semaine.
Kim et Kamilla, résidents du village-communauté de Skogsnäs, naturalistes et militants écologistes
« Lorsque SCA déclare une zone de coupe, l’autorité forestière dispose de six semaines pour refuser. C’est durant ce laps de temps que nous pouvons effectuer les recensements et empêcher la coupe rase ».
Les militants arpentent alors la forêt pour en identifier les espèces protégées, afin de les déclarer à l’autorité forestière, qui pourra enfin refuser le permis à SCA. Les indices sont nombreux : cercles correspondant aux coups de bec des pics tridactyles sur les troncs d’arbres, lichen pulmonaire (apprécié des rennes), ou la knärot (goodyère rampante), une variété d’orchidée aussi minuscule que menaçante pour le géant forestier. Ces indices témoignent de la haute valeur écologique de la zone et peuvent ainsi permettre sa protection.
« Avec le rythme effréné des coupes, les zones à recenser sont immenses. C’est une course contre la montre, c’est David contre Goliath », déplore Kamilla, émue. Lorsqu’elle évoque son engagement et la déforestation en cours, elle ne retient plus ses larmes.
« Nous sommes face à une extinction de masse, nous vivons entre la souffrance d’une disparition et l’amour pour ce qu’il reste à protéger. Tant qu’on entend les oiseaux chanter, il y a des choses à protéger ».
Kim, sans cesse émerveillé lorsqu’il observe la forêt, tente de ne pas céder au fatalisme. « C’est peut-être trop tard, mais si nous parvenons à sauver les derniers vestiges de cette biodiversité, il restera peut-être quelque chose pour les générations futures ».
Pour Christina Åhrén, il faut être « sacrément solide » pour perpétuer l’élevage traditionnel de rennes. Alors que de plus en plus d’éleveurs se tournent vers d’autres formes d’activités traditionnelles (comme l’art), le taux de suicide des éleveurs Samis reste deux à trois fois plus élevé que dans le reste de la population suédoise.
« Nous avons enterré plus de personnes que nous aurions dû », souffle-t-elle. Mais pour les Samis, ce ne sont pas seulement leurs camarades qui disparaissent.
« Nous croyons profondément que chaque élément dans la nature a sa propre voix, que nous y sommes connectés et que nous ne valons pas plus que quoi que ce soit d’autre. Nous voyons aussi les plantes, les arbres, les lacs et les rivières mourir. Nous devons parler pour ces êtres, qui ne peuvent pas se faire entendre d’eux-mêmes. Nous ne nous noierons pas en silence : nous continuerons de nous débattre jusqu’à la fin ».
Membres de la Forest Rebellion lors de l’accrochage des œuvres
Au Nord, rien de nouveau
Depuis l’accrochage dans les bois des œuvres d’art, le 12 mars 2025, la situation a peu évolué pour le sameby Ohdedahke. SCA, qui nie avoir coupé des zones protégées en janvier 2025, est accusé d’avoir procédé à des coupes rases sur 234 zones forestières. SCA a déposé des demandes de coupe sur 545 nouvelles zones, malgré le retrait du sameby des négociations.
En mai 2025, le géant industriel a adressé une lettre ouverte avertissant d’une « pause » de sa certification FSC de gestion des forêts en Suède. L’entreprise réclame un « meilleur équilibre » entre la protection de la biodiversité, le respect des droits des propriétaires forestiers et le soutien à l’industrie forestière, présentée comme actrice importante de la transition verte.
SCA accuse par ailleurs le FPIC (organisme pour le respect des peuples autochtones, ndlr) de fonctionner comme un droit de veto officieux, empêchant la gestion optimale des parcelles de forêt ainsi que l’approvisionnement en ressources du pays et de l’Europe.
Ce retrait potentiel de FSC pourrait constituer une nouvelle fragilisation des droits des populations autochtones : « c’est parce qu’ils sont contraints par le FSC que SCA consulte les Samis », commente Karolina Carlsson.
Pour la chargée de campagne, le rôle du FSC est ambivalent. « D’un côté, le label propose une influence et une protection minimale, là où la loi suédoise ne la garantit pas. Mais d’un autre, cela donne l’impression au reste de la société que leurs droits sont réellement respectés et que la production de bois est éthique, ce qui vient délégitimer les luttes des Samis, puisque le label suppose qu’ils ont donné leur consentement ».
Enfin, alors que « 98% des coupes de bois en Suède sont des coupes rases », FSC ne vient pas remettre en question le système de l’industrie forestière, productiviste et intrinsèquement destructrice.
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