L’épidémie de coronavirus, récemment qualifiée de « pandémie », aurait été la cause directe d’un effondrement des marchés financiers. Cependant, devant la perspective d’une nouvelle crise, il n’est pas juste de faire porter l’accusation sur les bouleversements produits par le virus. Bien au contraire, c’est le système lui-même qui doit être pointé du doigt, à commencer par les marchés financiers déconnectés de l’économie réelle, le capitalisme sans lendemain et la mondialisation à outrance.
Le coronavirus est l’étincelle, pas la cause
Depuis que l’épidémie de coronavirus a envahi l’Europe, une crise financière est sur le point de se superposer à la crise sanitaire. À la fin du mois de février et sans interruption jusqu’au « jeudi noir » du 12 mars, les cours de toutes les bourses du monde ont dégringolé, si bien que les journaux, les États, les banques et les autres acteurs des marchés prédisent à qui mieux mieux une débâcle mondiale, peut-être pire que la crise de 2008.
À qui la faute ? Les spécialistes comme les profanes semblent tous avoir la réponse : au coronavirus. En bloquant la production en Chine et en freinant drastiquement les échanges de tous les types, l’épidémie aurait tout d’abord provoqué une chute du cours du pétrole, qui aurait elle-même par la suite précipité les indices boursiers… Grosso modo, c’est ainsi qu’on explique le nouvel épisode de crise économique.
Mais cette explication, qui paraît sous tous les aspects évidente, n’en est pourtant pas moins simpliste. En effet, selon Frédéric Boccara et Alain Tournebise, membres des Économistes atterrés :
le coronavirus n’est pas directement responsable du krach boursier actuel et de ses fantômes de récession. Non, il en est plutôt le déclencheur, le déclic.
L’épidémie représente l’étincelle d’un effondrement programmé de l’économie, dans une « atmosphère » financière « surchargée de produits inflammables », comme la caractérise Éric Toussaint, dans un article qui résume la situation périlleuse à laquelle nous étions confrontés avant que n’apparaisse le virus.
En somme, celui-ci ne peut aucunement être considéré comme une cause profonde ; adhérer à cette explication, c’est aujourd’hui souscrire à une contrevérité.
Un système sous pression
Au cours des dix dernières années, analysent Frédéric Boccara et Alain Tournebise, c’est-à-dire depuis la crise des subprimes, le système économique mondial ne s’est pas reformulé.
Les règles essentielles d’un capitalisme outrancier ont été sans cesse renforcées, au détriment de la stabilité et pour ainsi dire du monde réel : priorité de la rentabilité financière, accumulation du capital, coupes drastiques du budget des services publics, austérité, licenciements, destruction de la planète.
À ces pratiques ineptes et maladives s’ajoute une hyper-connexion des économies de tous les pays du monde, responsable de flux ultra-tendus (réapprovisionnement « just in time ») et d’absence bien calculée de stocks.
Bref, les entreprises comme les banques, et donc les États et les particuliers, sont toujours surexposés au moindre bouleversement de la conjoncture. Et s’il ne s’était pas matérialisé par un virus, ce choc soudain aurait pu prendre une tout autre forme.
Le « krach » : un retour à un état économique plus réaliste
Le Covid-19 a eu tout d’abord un impact important sur l’économie réelle. C’est vrai. La Chine est aussi bien un marché gigantesque (bien plus grand que l’Europe) que « l’usine du monde », à savoir « un maillon primordial dans les chaînes de fabrication mondiales ».
Le confinement décrété par ce pays et le blocage de très nombreux secteurs a donc entraîné à la fois un manque à gagner, comme dans le tourisme ou le transport, un ralentissement des échanges et des pénuries de produits de première nécessité ou de domaines stratégiques, tels que la pharmacie ou l’aviation.
C’est ainsi que l’Organisation mondiale du tourisme parle d’une perte de 30 à 50 milliards de dollars de recettes, que les compagnies aériennes se préparent à voir fondre leur chiffre d’affaires de 120 milliards et que les filières du textile, des machines et de l’automobile ont déjà accusé un ébranlement sévère de leurs activités.
Par ailleurs, le blocage de la Chine a engendré une forte baisse de la consommation de pétrole. Seulement, dans un pays comme celui-ci, qui siphonne 14 millions de barils par jour, une telle chute de la demande de carburant n’est pas anodine ; on lui doit même les premières secousses de l’économie mondiale.
Les pays producteurs et exportateurs de pétrole voyant leurs ventes baisser et ne parvenant pas à s’accorder sur les prix, le cours de l’or noir s’est effondré, conduisant à un remue-ménage exemplaire de l’interdépendance dans toutes les bourses du monde. Cependant, cet « effondrement » des cours et des indices n’en est pas un.
Selon les auteurs de l’article, il s’agit plutôt d’une « correction boursière », c’est-à-dire « un retour à un niveau plus conforme à la performance réelle de l’entreprise en termes de profit ».
Après une période d’inflation spectaculaire et des années de dividendes records, le CAC40 serait donc retourné au niveau qui était le sien en août dernier, il y a seulement huit mois. Malgré tout, les grandes entreprises ne manqueront pas de se servir de cette baisse factice de leur cours pour justifier de nouveaux programmes de licenciement.
Voilà ce qui concerne l’économie réelle et la « finance ». Comme on le voit, le « krach » boursier supposément provoqué par le coronavirus est en réalité un rétablissement général à des valeurs plus proches de l’économie réelle des entreprises.
Les dysfonctionnements d’un système mortifère
Dans ce cas, qu’est-ce qui peut faire craindre au monde une crise sans précédent et une communication de cette crise du secteur financier à l’économie réelle ? « Nous sommes au tout début d’un processus extrêmement violent », a déclaré l’économiste Paul Jorion, dans un entretien pour Le Média. Mais cette crise était attendue depuis longtemps, bien avant que ne commence l’épidémie.
« La crise du Covid-19 met en lumière les déficiences du système financier international, l’impuissance croissante des organismes internationaux, et les choix désastreux des banques centrales, entièrement consacrés à préserver les banques, les marchés financiers et leurs profits », martèlent Frédéric Boccara et Alain Tournebise.
Dans le monde de la finance, une fragilité générale s’est installée, que les faibles mesures des dirigeants, après la crise de 2008-2009, n’a jamais remise en question.
Parmi les dysfonctionnements du système, on trouve tout d’abord « l’hypertrophie des titres financiers dans les bilans des banques », résultat évident du fait que toutes les banques ne se contentent plus, aujourd’hui, de procéder à des dépôts, des crédits et des investissements, mais s’occupent toujours plus d’activités de spéculation. Selon les deux économistes, les activités purement financières des banques seraient même devenues majoritaires.
Ensuite, les banques sont plus que jamais exposées au risque de ne pas pouvoir recouvrer les crédits qu’elles accordent. Du fait de la faiblesse des taux d’intérêt, les banques ont ces dernières années procédé à de très nombreux crédits, au point que la dette privée et la dette des ménages atteint aujourd’hui 200 % du PIB en France.
Or, les établissements bancaires n’ont pas ou trop peu provisionnés ces nouveaux prêts, ce qui signifie qu’en cas de crise économique, elles ne disposeront d’aucun recours pour éponger leurs pertes. Enfin, dans une situation de crise, les grandes banques centrales (comme la BCE ou la Fed) ne pourront plus utiliser le levier des taux d’intérêt, puisque ceux-ci ont continuellement été abaissés depuis dix ans, à la demande répétée des marchés financiers.
Sous perfusion, avec des taux d’intérêt proches de zéro et une voracité intarissable, les banques qui garantissent l’économie sont désormais exposées à toute grande variation de conjoncture.
Ainsi, tous les facteurs semblent réunis pour qu’une énième grande crise advienne, aucune leçon digne de ce nom n’ayant été retirée des subprimes. Tout le monde, à commencer par les ministres et les industriels, s’aperçoit à l’heure actuelle que notre économie est devenue bien trop interdépendante et interconnectée.
La crise du coronavirus remet en question les principes mêmes de la mondialisation et du capitalisme effrénés. Mais elle montre également, comme l’explique Paul Jorion, que l’unique solution est de rétablir « les lois qui interdisaient auparavant la spéculation, les paris à la hausse ou à la baisse sur les titres financiers ». De la sorte, les gouvernements éviteraient que la finance dicte la marche du monde et que ses acteurs soient les premiers renfloués à l’occasion des grands bouleversements.