Mercredi 3 février, le Conseil d’Etat a pris une décision marquant un nouveau recul concernant la liberté de la presse et le respect des droits humains. En rejetant la demande des photoreporters Louis Witter et Simon Hamy, la plus haute juridiction administrative a estimé que les mesures policières visant à les empêcher de couvrir l’évacuation de migrants ne portaient pas « une atteinte grave et manifestement illégale » à la liberté de la presse. Un nouveau camouflet pour le droit d’informer en France, alors que celle-ci perd des places au classement de Reporters Sans Frontières année après année, mais aussi pour la santé démocratique du pays qui vient juste d’être épinglé comme « démocratie défaillante » par une étude du groupe britannique The Economist.
Une entrave à la liberté d’informer
Alors qu’ils étaient en reportage pour couvrir les opérations d’évacuation de camps de migrants les 29 et 30 décembre 2020, les deux journalistes Louis Witter et Simon Hamy se sont vu refuser l’accès aux sites par les forces de l’ordre chargées des expulsions à Grande-Synthe (Nord), et ce à quatre reprises.
Face à cette nouvelle entrave à la liberté d’informer, Louis Witter et Simon Hamy avaient d’abord saisi un juge des référés du tribunal administratif de Lille. Une fois leur demande rejetée le 5 janvier au prétexte d’une « absence d’urgence », les deux journalistes ont alors fait appel devant le Conseil d’Etat.
Mercredi 3 février, le couperet est tombé : à la grande surprise de la profession, la plus haute juridiction administrative a décidé qu’il « n’apparaît pas que ces mesures » des forces de l’ordre « aient jusqu’à présent excédé ce qui était nécessaire pour assurer la sécurité des opérations et aient porté une atteinte grave et manifestement illégale à l’exercice par les journalistes de leur profession ».
Tout en réaffirmant, dans une décision schizophrène « l’obligation, pour les préfets du Nord et du Pas-de-Calais, de garantir le respect de la liberté de la presse lors des évacuations de campements de migrants. »
Lire aussi : « Cachez ces violences policières que je ne saurais voir » : protégeons la liberté d’informer !
« Je ne m’attendais pas à une telle décision. C’est un très mauvais signe pour la liberté de la presse en France. La « sécurité des opérations à assurer » est un prétexte fallacieux. Les seules violences qui ont lieu lors de ces opérations sont celles commises par les forces de l’ordre envers les exilés, on le voit bien sur les images de Louis Witter. » analyse la journaliste Julia Monfort, réalisatrice de la web-série et auteure du livre « Carnets de solidarité », pour La Relève et La Peste
A travers des photos devenues virales sur Internet, le photoreporter Louis Witter, l’un des requérants, a montré la réalité sordide de ces méthodes d’évacuation : des hommes en cagoule, lacérant au petit matin les tentes dans lesquelles essayaient tant bien que mal de se protéger les réfugiés, et ce par des températures glaciales en plein hiver. Son thread Twitter est édifiant concernant la précarité à laquelle ces êtres humains sont exposés.
Une atteinte aux droits humains
Malheureusement, ces méthodes sont habituelles en France. Depuis des années, les associations et œuvres humanitaires lancent l’alerte sur la traque et les violences que subissent les exilés, arrivés en France après avoir fui des situations catastrophiques ou des pays en guerre. La présence des journalistes sur les sites est donc primordiale pour tenir la population informée des réalités de ces « opérations d’évacuation ».
« On assiste à une véritable volonté politique de les invisibiliser, de les repousser parce qu’ils sont considérés comme des indésirables. Lors de mes reportages sur les migrants au-dessus de Briançon, j’ai fait l’objet de nombreux contrôles par la police aux frontières, même le véhicule de médecins du monde a été fouillé du sol au plafond ! Même souci à Calais. C’est que démontre Louis Witter par cette action auprès du Conseil d’Etat : toute personne qui tente de s’approcher des exilés pour témoigner de leur situation est entravée. Cela les plonge dans une solitude terrible car la presse ne peut même plus attester des violences dont ils sont victimes. Tout ça, c’est documenté, on le sait, c’est là : la politique de non-accueil en France. » dénonce la journaliste Julia Monfort, réalisatrice de la web-série et auteure du livre « Carnets de solidarité », pour La Relève et La Peste
Fin novembre 2020, cette réalité a sauté aux yeux de toutes les télévisions et journalistes français. En installant près de 400 migrants sur la place de la République à Paris, les associations humanitaires ont voulu protester contre le manque de solutions d’hébergement après l’évacuation du campement de Saint-Denis.
« Normalement, il n’y a pas besoin de porter son brassard presse en France. Ce soir-là, pour passer les cordons de CRS, je devais brandir ma carte de presse en permanence. Un CRS m’a même frappé violemment dans le ventre en me regardant droit dans les yeux et en riant ! En 2020, en France ! Violences, blocages, contrôle systématique : tout est fait pour dissuader les journalistes de suivre le traitement infligé aux demandeurs d’asile. Moi, ça renforce encore plus ma motivation. Ma ligne directrice, c’est le respect des droits fondamentaux et de la dignité humaine, comme Albert Londres les dénonçait. Quant à ceux qui accusent les journalistes indépendants de militantisme, c’est tellement facile et petit de jeter l’opprobre sur une profession pour justifier des cruautés. Les exilés sont traqués comme des bêtes. Une bénévole solidaire un jour m’a dit « même un cheval on ne le traiterait pas de la sorte, c’est interdit de ne pas leur donner de l’eau au pré ». Mais quand il s’agit des exilés, on interdit de leur donner à boire et à manger. à boire ! » témoigne la journaliste Julia Monfort, réalisatrice de la web-série et auteure du livre « Carnets de solidarité », pour La Relève et La Peste
En pleine polémique sur le projet de loi sécurité globale, élu.e.s, journalistes et exilés : ce jour-là, aux pieds de la statue de la République, tout le monde a fait les frais de l’évacuation violente des forces de l’ordre. Mais les réfugiés, eux, ont été pourchassés jusque tard dans la nuit, sans endroit où dormir.
« Le pire s’est produit : ils et elles sont restés dehors cette nuit. Là est la folie. Et les nuits à venir, ils et elles seront là ou reviendront, d’autres s’y ajouteront, là est l’indicible. Tant que ce cycle sans cohérence d’évacuations bâclées continue, tant que les dispositions législatives ne permettent pas à tout demandeur d’asile, réfugié ou sans-papier, sans distinction, l’accès à un hébergement digne, tant que les fonds étatiques seront insuffisants pour créer des places d’accueil véritable, le système perdura malgré les éclats violents d’une nuit. De Calais à Paris, à la Roya, les mêmes méthodes s’installent petit à petit sur tout le territoire. » a dénoncé l’association Utopia56 dans un communiqué
Début juillet 2020, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné la France pour avoir infligé des traitements inhumains et dégradants à trois demandeurs d’asile. Elle devra verser, au titre du préjudice subi, entre 10 000 et 12 000 euros à chacun d’eux.
Le rôle inavoué des réfugiés en France
Toute cette débauche de violences a un but : dissuader les nouveaux arrivants de tenter leur chance dans l’Hexagone, et les empêcher d’arriver en Angleterre en passant par Calais. Le pays britannique a même financé la construction d’un mur « anti-intrusions » d’une hauteur de 4 mètres et long d’1 km pour un coût de 2,7 millions d’euros, achevé il y a deux ans le long de l’autoroute pour empêcher que les exilés sautent dans les camions.
« Les médias français parlaient de Trump avec son mur au Mexique mais on a fait la même chose ! L’Angleterre a déporté sa frontière sur le sol français. Même la station d’essence Total a un mur d’enceinte. Résultat, la Manche est devenue la « deuxième Méditerranée » : les exilés désespérés s’y engagent en canots pneumatiques et meurent parfois noyés. En France, nous ne sommes plus le pays des droits de l’homme ! Cela ne bouge pas car il y a une manipulation électoraliste derrière. La peur des exilés fait voter, le discours de l’extrême droite infuse partout mais il faut remettre les choses dans leur contexte : ces gens veulent déposer une demande d’asile et c’est leur droit. » détaille la journaliste Julia Monfort, réalisatrice de la web-série et auteure du livre « Carnets de solidarité », pour La Relève et La Peste
Lire aussi : Carnets de solidarité, un autre regard sur les migrants
Ainsi, les discours « anti-migrants » qui les présentent comme des charges financières sont malhonnêtes intellectuellement en occultant une réalité que bien peu de politiques osent assumer : en France, les exilés deviennent la main-d’œuvre dont certains secteurs ont désespérément besoin.
Tout récemment, la population s’est émue pour l’apprenti boulanger Laye Fodé Traoré dont la menace d’expulsion a été mise sous le feu des projecteurs par la grève de la faim de son patron Stéphane Ravacley. L’histoire finit bien : sa situation a été régularisée. Mais pour un protégé, combien d’exclus ?
Ivan,jeune albanais de 22 ans ayant obtenu ses deux CAP électricien et installateur thermique en 2019 et 2020, n’a pas eu la même chance. Malgré la mobilisation de ses anciens enseignants, camarades et nombreux soutiens, la Préfecture de Mayenne a refusé de le régulariser et lui a demandé de quitter le territoire.
Une situation incompréhensible pour Laure Pilorge, professeure d’anglais au lycée Gaston Lesnard : « Il y a un manque criant de main-d’œuvre mais on renvoie aux frontières des jeunes diplômés. » Dans l’établissement lavallois où Ivan a passé ses CAP, « 25 % de nos effectifs sont des mineurs isolés étrangers », estime le proviseur, Claude Lalan.
A Loudes, une petite commune en Haute-Loire, la famille d’accueil de Madama Diawara se bat pour qu’il ne soit pas expulsé et commence comme prévu son apprentissage d’ouvrier agricole chez des éleveurs ovins. Ils ont lancé une pétition et son père d’accueil veut lui aussi commencer une grève de la faim pour qu’il puisse rester.
Pourtant, le maintien et la création d’emplois agricoles est un enjeu majeur pour notre pays. Près d’un tiers des agriculteurs étant âgés de plus de 55 ans, la question de la transmission devient urgente au moment où le nombre des installations ne cesse de baisser.
A Graulhet, le chirurgien-dentiste syrien Al Nossirat est venu à la rescousse du docteur Bonnafous, qui multiplie les démarches pour permettre à son associé de rester. Et pour cause : cette ville de France est victime du phénomène de désertification médicale, les jeunes diplômés français ayant préféré exercer « sous le soleil de la Côte d’Azur ».
« Aux yeux du public, les exilés sont soit une menace, soit des héros. Pour s’intégrer, ils se retrouvent à boucher les trous de nos sociétés, mais ce sont des humains avec leurs rêves et leurs compétences. Les français doivent surmonter leur peur de l’inconnu pour les voir pour qui ils sont, leur richesse, et surtout les protéger de ces opérations violentes. Des exilés commencent à oser porter plainte pour la première fois des violences qu’ils subissent, les journalistes doivent pouvoir également en témoigner. » conclut Julia Monfort
Pour aller plus loin : Immigration : il faut réconcilier la société pour trouver des solutions humaines et justes
Crédit photo couv : Christophe ARCHAMBAULT / AFP