Solitude grandissante des trentenaires, isolement, difficulté à avoir des relations à long terme particulièrement chez les femmes : sentiment de ne rien mener jusqu’au bout influence des nouvelles technologies sur le sentiment d’isolement
Extrait
Grimper. Juste besoin de grimper en courant. Sentir les mollets pousser, les cuisses porter, les pieds se lever sans connaître le prochain pas, le cœur frapper comme un damné. Avoir le front dans la buée que crachent mes narines. Et puis monter.
Surtout, demain je me réveillerai avec une envie de vomir qui ne viendra pas de mon ventre. Une espèce de vague qui n’est pas la gueule de bois. Un dégoût de s’être empiffré comme quand je m’engouffre une pizza au goût de carton. J’ai le ventre plein mais je sens déjà que j’aurai faim dans une heure. La fausse sensation d’être nourri, comme dit Matti. Lui-même, après cinq verres, il disserte encore. J’irai courir pour me laver le corps. Et ça me reprendra dans deux jours. Voilà à quoi je passe mes semaines, entre un appétit et une nausée prise dans le son des mauvaises enceintes, le goût de la bière, l’odeur du joint et les jambes des filles, dans la même poignée de bars où tout le monde me connaît. J’ai l’impression que ma vie est un fast food.
Ici au moins, j’ai une place. À chaque fois que je pousse la porte d’un bar, des mains se lèvent, des sourires s’allument. Mon nom résonne dans une dizaine de lieux de cette ville. J’ai mis quinze ans pour y arriver. Mon téléphone vibre deux dizaines de fois par jour. Je fais enfin partie d’un monde. Avec ses codes, ses tabous, ses non-dits, ses personnages centraux, ses experts et ses débutants, sa tendresse et sa violence.
On se remplace mutuellement, puisqu’on se connaît tous. Aucun groupe n’a le temps de se tailler une personnalité. On passe la moitié de nos nuits ensemble, mais en bout de ligne, on est juste seuls les uns à côté des autres. Tous interchangeables. La plupart finit par passer à autre chose au bout de quelques années. Moi je suis toujours là. Je fréquente des gens qui ont toujours le même âge, mais je ne me rends pas compte que pendant ce temps, je deviens le plus vieux.
La place que je tiens ne m’appartient pas. Dans le fond, si je disparaissais, ça ne changerait pas grand-chose à la vie de tous ces gens qui me sautent au cou, qui me tapent dans la main, qui m’appellent frère.
Un animal a envie de chialer en moi.
Cette série d’article vous propose d’aborder différents sujets de société par le prisme de petits personnages tirés du roman 30 ans dans une heure de Sarah Roubato (ed Publie.net)
