Chaque jour, nous ingérons nous utilisons et nous rejetons des substances toxiques. Une belle pomme verte, une tomate bien rouge en hiver, un désodorisant, une dose pour le lave-linge, ne sont pour nous que des biens de consommation que nous imaginons vivre et mourir entre nos mains. Pourtant, leur vie s’étend bien au-delà de notre usage.
Depuis plusieurs décennies, les chercheurs étudient les traces de perturbateurs endocriniens dans l’environnement. Ces molécules ou agents chimiques utilisés dans les industries agroalimentaires, pharmaceutiques et pétrochimiques, imitent l’action de certaines hormones, et influencent ainsi le développement des organismes une fois qu’ils sont rejetés dans l’environnement. Ils contribuent ainsi à ce qu’on appelle la colonisation moléculaire.
Dans les années 90, des chercheurs dont Tyrone Hayes, observèrent des ovaires chez les grenouilles mâles. Des écologistes accusèrent les urines des femmes pleines d’oestrogène à cause de la prise de pilule.
En réalité, c’est l’atrazine, un désherbant très puissant, qui en était la cause. Le biologiste américain Tyrone Hayes a démontré l’influence de l’herbicide atrazine dans le développement des cancers du sein et de la prostate. Il fut poursuivi et menacé par l’entreprise Syngenta fabriquant cet herbicide. Beaucoup d’autres désherbants comme le BPA ont les mêmes effets que les oestrogènes et se retrouvent dans des aliments et les emballages, jusque dans les zones les plus profondes des océans.

Depuis, les scientifiques mesurent régulièrement le taux d’oestrogène dans l’environnement et tentent d’en étudier les effets. Parmi eux, le Open Source Estrogen, un projet collaboratif mené par Mary Maggic, bioartiste américaine établie en Indonésie. En mettant à contribution les citoyens, ils produisent des expériences pour isoler les perturbateurs endocriniens dans différents environnements (une cuisine par exemple). Le fruit de leurs recherches prend la forme de performances artistiques, vidéos de vulgarisation et conférences scientifiques.
Quels effets observe-t-on de la colonisation moléculaire ?
La colonisation moléculaire est en fait une toxicité invisible et pourtant envahissante de nos corps et de nos environnements. Nous parlons à des échelles à la fois minuscules en termes d’action d’une seule molécule, immenses en termes du nombre de perturbateurs et de l’étendue de leur action, et sur une échelle de temps très longue.
Tout ceci rend le sujet très difficile à aborder car les gens n’ont pas une perception immédiate de cette action. Mais nous sommes maintenant tous arrivés à un stade de mutagenèse et de vulnérabilité partagée. Nos corps évoluent dans ces nouveaux environnements et certains sont gravement atteints.
Nous observons des effets neurologiques (baisse du QI, autisme, troubles de l’humeur), physiologiques (précocité de la puberté, baisse de la production de sperme) et l’augmentation des cancers. Également des effets sans danger pour la santé mais perturbants comme la diminution de la distance entre l’anus et les parties génitales, et le développement de seins chez les hommes.
Quels types d’expérience faites-vous ?
Nous avons par exemple utilisé de la levure transgénique à laquelle nous avons ajouté des récepteurs humains d’oestrogène qui changent de couleur dès qu’ils sont en contact avec cette hormone. Nous les avons plongé dans des environnements et avons pu voir le changement de couleur. De cette découverte nous tirons non seulement des données scientifiques mais aussi artistiques et des questionnements philosophiques sur les identités de genre.

En 2002, une oeuvre de bio-art fit scandale aux États-Unis. Le groupe d’artivistes Critical Art Ensemble créa une oeuvre appelée Invasion Moléculaire qui tentait d’inverser la résistance d’une graine de soja de Monsanto aux herbicides. Elle eut un grand effet médiatique et remit pour un temps les questions de manipulations transgéniques au coeur du débat public. Le groupe proposa le concept de sabotage biologique flou (Fuzzy biological sabotage) pour s’emparer des outils que les industries utilisent.
Le bio-art est une forme d’art contemporain qui met en scène le vivant et où l’expérience sur le vivant et sa transformation constitue la performance artistique. Le laboratoire de Mary Maggic s’inscrit dans cette démarche. Ils tentent de trouver de nouvelles manières de rendre visible ces phénomènes dont nous avons si peu conscience, et qui pourtant affectent nos vies au plus intime.