ES LEY ! C’est la loi ! Après des dizaines d’années de lutte, les argentines viennent de remporter une victoire historique : la légalisation de l’avortement. Dans la nuit de mercredi à jeudi, le Sénat argentin, à majorité conservatrice, a finalement adopté le texte autorisant l’IVG. Dans ce pays sud-américain, ce sont 38 000 femmes qui sont hospitalisées chaque année et des dizaines d’entre elles qui meurent suite à des avortements clandestins. Jusque-là considéré comme un délit, l’avortement sera désormais possible jusqu’à la quatorzième semaine de grossesse. Le projet de loi vient récompenser une longue mobilisation populaire.
Des dizaines d’années de lutte
Les cris de joie ont éclaté au beau milieu de la nuit à l’annonce de la grande nouvelle. A un peu plus de 4 heures du matin, l’Argentine est devenu le plus grand pays d’Amérique latine à légaliser l’avortement après que le Sénat ait approuvé le changement historique de la loi par 38 voix pour et 29 contre, avec une seule abstention.
À Buenos Aires, aux abords du Congrès, ce sont des effusions de joie, des cris, des pleurs et des chants qui font onduler la « marée verte », couleur du mouvement pro-avortement, qui a remporté une victoire historique pour les droits des femmes dans le pays.
L’Argentine est un pays ayant une longue tradition de politisation et de lutte des femmes. Le foulard vert est d’ailleurs un hommage aux Mères de la Plaza de Mayo qui portaient un foulard blanc alors qu’elles affrontaient la dictature de l’Argentine de 1976-1983 pour obtenir vérité et justice sur la disparition de leurs enfants.
Si la victoire est si savoureuse pour elles ce soir, c’est qu’elle est le fruit d’un long travail militant, commencé dans les années 80 à la fin de la dictature militaire et qui a pris un essor particulier à partir des premières Rencontres nationales de femmes, qui ont lieu tous les ans depuis 1986.
« A partir de 2003, s’y développent des ateliers consacrés à l’avortement, avec des représentantes de toutes les provinces. Et le 28 mai 2005 est lancée la Campagne nationale pour l’avortement légal sans risque et gratuit, issue des discussions menées lors de ces Rencontres. En Argentine, dès 2015, des manifestations massives contre les violences faites aux femmes avec le mot-clé #NiUnaMenos (« pas une [femme] de moins ») ont eu, soudain, une grande répercussion dans les médias. Les dénonciations de harcèlement et d’agressions sexuelles ont très vite débouché sur la dénonciation d’une autre sorte de violence faite aux femmes : celle issue de l’illégalité de l’avortement. Par milliers, des femmes sont descendues dans les rues, arborant le foulard vert, symbole de la lutte pour la légalisation de l’IVG. Le nouveau mot-clé est devenu #AbortoLegalYa (avortement légal maintenant). » a expliqué l’historienne argentine Dora Barrancos pour LeMonde
La première marche spontanée avait ainsi eu lieu le 3 juin 2015, en réaction au meurtre de Chiara Páez, 14 ans, qui avait été retrouvée enterrée sous la maison de son petit ami après avoir été battue à mort alors qu’elle était enceinte de plusieurs mois. En 2016, les féministes argentines avaient organisé une grève générale en réponse au viol, au meurtre et à l’empalement de Lucía Pérez, 16 ans, dans la ville côtière de Mar del Plata.
Issu d’une réflexion collective de la société civile, un premier projet de loi avait été rejeté par le Sénat en août 2018, une déception cruelle pour les féministes. Cette année, la légalisation de l’avortement était l’une des promesses de campagne du président argentin, Alberto Fernandez, qui a lui-même signé le nouveau projet de loi, au côté de trois de ses ministres (de la santé, de la justice et des femmes) et de son chef de cabinet.

Un exemple pour l’Amérique latine
Si le texte de l’exécutif s’est largement inspiré de celui porté par la société civile en 2018, des modifications majeures ont été ajoutées pour convaincre les sénateurs les plus conservateurs, le pays ayant une forte tradition catholique : l’accompagnement par un référent adulte des mineures de 13 à 16 ans et le fait que les médecins puissent faire valoir leur « objection de conscience ».
« En termes de droits sexuels et reproductifs, c’est un obstacle pour les droits des femmes, on sait bien ce que ça donne dans les pays où l’objection de conscience est permise : les femmes ont toutes les difficultés du monde à avoir accès à l’IVG. » a réagi la société civile
Ainsi, les médecins pourront refuser de pratiquer l’avortement, mais leur établissement de santé aura alors l’obligation de diriger la patiente directement vers un autre hôpital ou une autre clinique y étant favorable. Par ailleurs, le projet de loi donne un délai de dix jours – au lieu de cinq dans celui de 2018 – entre la demande de la personne enceinte et la pratique de l’IVG.
Le texte adopté prévoit un droit à l’avortement jusqu’à la quatorzième semaine de grossesse. L’IVG sera prise en charge par le système de santé argentin, et sera donc gratuite. Un autre projet de loi prévoit également la création d’une allocation des « 1 000 jours » destinée à soutenir les mères de famille pendant leur grossesse et les premières années de l’enfant, afin de diminuer le nombre d’avortements décidés pour des raisons purement économiques.
À 4h55 du matin de ce 30 décembre, le président argentin Alberto Fernández a partagé sa réaction sur Twitter : « Aujourd’hui, nous sommes une société meilleure, qui élargit les droits des femmes et garantit la santé publique. »
Le Président Fernández avait précédemment déclaré que plus de 3000 femmes étaient décédées des suites d’avortements clandestins à risque en Argentine, depuis le retour de la démocratie en 1983. Par cette décision, l’Argentine rejoint Cuba, l’Uruguay, le Guyana, la ville de Mexico et l’Etat mexicain d’Oaxaca, qui étaient jusqu’à présent les seuls à autoriser l’interruption volontaire de grossesse (IVG) sans conditions en Amérique latine.
Dans tout le reste du continent, comme au Brésil, les avortements ne sont autorisés que dans des circonstances extrêmement limitées telles que le viol ou le risque pour la vie de la mère, alors que dans certains pays, comme la République dominicaine et El Salvador, ils sont totalement interdits. Les féministes espèrent donc que cette décision historique inspirera d’autres mouvements à amplifier la lutte pour le droit des femmes.
« Cela montre comment, malgré tous les obstacles, le changement et le progrès sont possibles. Les femmes argentines et ce qui se passe actuellement auront un impact énorme sur la région et le monde. » a déclaré Carino, chef de la Fédération internationale pour la planification familiale, région de l’hémisphère occidental, à TheGuardian
En Colombie, des militants ont récemment demandé à la Cour constitutionnelle de supprimer l’avortement du code pénal du pays, tandis qu’au Chili la population espère que la nouvelle constitution pourra entraîner un élargissement des droits des femmes. Au Brésil, le pays le plus peuplé de la région, des militants attendent que la Cour suprême se prononce sur une contestation judiciaire de 2018 qui décriminaliserait l’avortement dans les premières semaines de grossesse.
Pour l’Amérique latine, cette victoire du droit à l’avortement en Argentine pourrait donc devenir exemplaire et renforcer la mobilisation des mouvements pro-avortement dans les différents pays de la Région.
Crédit photo couv : RONALDO SCHEMIDT / AFP