Qui a aujourd’hui conscience de l’ancienne richesse des écosystèmes européens ? Si une large part de la population a connaissance de la crise écologique actuelle, la perte de biodiversité reste largement sous-estimée. Ce phénomène a un nom : l'amnésie écologique.
L’amnésie écologique
L’une des causes de cette sous-estimation est l’amnésie écologique, également dite amnésie environnementale : l’oubli progressif de l’état ancien des écosystèmes, au fur et à mesure de leur dégradation par l’action humaine.
« Ce qu’il se passe, c’est qu’à chaque fois, l’homme arrive, il exploite, il fait disparaître et il finit par oublier, explique Didier Gascuel, professeur en écologie marine à l’Institut Agro Rennes-Angers, pour La Relève et La Peste. Lorsqu’on regarde l’histoire des pêches, on est frappé de voir que les pêcheurs ont progressivement été de plus en plus loin. Chaque fois qu’ils arrivaient dans de nouvelles zones, ils s’émerveillaient de voir des poissons énormes qu’ils avaient complètement oubliés et qu’ils pensaient ne pas pouvoir exister. »
Lorsque cet oubli se fait au fur et à mesure des générations, on parle d’amnésie environnementale générationnelle. Mais l’amnésie concerne aussi les individus : par exemple, lorsqu’une personne oublie que son quartier était peuplé d’hirondelles durant son enfance.
Blason de la ville de Biarritz. C’est au début du 20ème siècle qu’a été tuée, au Pays Basque, la dernière baleine en chaloupe. Extrait du journal « La Presse », daté du 17 février 1842 : — Bayonne, 11 février. — Les baleines qui, depuis plus de trois cents ans, avaient abandonné le golfe de Gascogne, viennent d’y reparaître. Ce fait est presque journellement constaté depuis huit jours par les pêcheurs de la côte compris entre Biarritz et le Socoa. Cet événement est l’objet de tous les entretiens. Les marins basques ont toujours eu la réputation d’être au nombre des meilleurs baleiniers. »
Une Europe vidée de ses habitants
À l’échelle de l’Europe, nombreuses sont les espèces à avoir disparu de nos régions et de nos mémoires : c’est le cas pour une large part de l’ancienne mégafaune. Aujourd’hui, peu de personnes savent que des bisons d’Europe, des élans ou des aurochs – des bovins sauvages, ancêtres des vaches – vivaient en France jusqu’au milieu du Moyen Age.
À la même période, ours, loups et lynx peuplaient également toutes les forêts du pays : en montagnes comme en plaines. Quelques siècles plus tôt, des lions vivaient encore en Grèce et dans les Balkans. Ils sont cités dans divers textes et figurés sur de nombreuses œuvres de la Grèce antique.
En rouge : localisation des fossiles de lions datés de l’Holocène ; En orange : localisation de la présence de lions dans la Grèce antique d’après les textes anciens ; En jaune : lieux de légendes grecques faisant référence à des lions – Crédit : Wikimedia Commons
Cette amnésie concerne aussi le nombre d’individus au sein d’espèces encore présentes sur un territoire. Pour illustrer ce phénomène, médias et scientifiques citent régulièrement l’exemple des pare-brises de véhicules, autrefois couverts d’insectes écrasés suite à des collisions durant les longs trajets et aujourd’hui quasiment immaculés. Les populations d’insectes ont chuté de 80 % en 25 ans dans certaines régions d’Europe, sans que l’absence de ces animaux du quotidien ne soit remarquée de façon flagrante. Avec cette amnésie écologique, la nature se vide donc de ses habitants dans l’indifférence.
Nous oublions également la transformation des écosystèmes et paysages dans leurs ensembles. Ainsi, le pourtour méditerranéen était anciennement bien plus forestier. Ayant fait l’objet de déboisements à grande échelle, ces forêts ont été largement remplacées par des garrigues et des maquis. Ces formes d’écosystèmes dégradés par l’action humaine sont considérées aujourd’hui comme typiques des régions méditerranéennes.
Enfin, le concept d’amnésie environnementale s’applique également au climat et à la météo : une personne née en France en 2020 trouvera normal le fait de dépasser les 40 degrés en été, alors que cette situation était très exceptionnelle avant les années 1990.
Pourquoi l’amnésie écologique ?
Cet oubli trouve une partie de son explication dans la longue temporalité de ces transformations : lorsque les écosystèmes se modifient à un rythme peu perceptible à l’échelle d’une vie humaine. Chaque personne prend pour état de référence les écosystèmes tels qu’ils étaient à l’époque de son enfance et chaque génération s’habitue à un environnement de plus en plus dégradé.
L’amnésie écologique s’explique également par la rupture de transmission de la mémoire environnementale.
« Au Sénégal, il y a 60 ans, la transmission se faisait beaucoup de manière intergénérationnelle et directe, explique Laura Juillard, autrice d’une thèse sur la mémoire environnementale au CNRS et au Muséum national d’histoire naturelle. Les personnes âgées emmenaient les enfants dans la brousse et leur montraient les espèces, comment les utiliser, etc. C’est en train de disparaître parce que les espèces n’existent plus, mais aussi parce qu’il y a une transformation sociétale qui fait que ce ne sont plus forcément les personnes âgées qui s’occupent des enfants. Ces changements de transmission peuvent conduire à de l’amnésie environnementale générationnelle. »
Enfin, l’amnésie écologique peut aussi être due à un manque d’attention à l’environnement, notamment dû à un manque d’interactions avec la nature.
« Paradis » – Jan Brueghel l’Ancien (1613)
Une amnésie écologique qui pousse à l’inaction
L’amnésie écologique, en faussant notre vision de l’état ancien des écosystèmes, a de lourdes conséquences sur la préservation de la nature : elle conduit à minimiser notre perception des impacts humains sur l’environnement. Elle participe donc au déni et à l’inaction face à la catastrophe écologique.
Ce biais impacte également les politiques de conservation de la biodiversité et la recherche scientifique. Quand les chercheurs étudient un écosystème ou une population, ils se basent sur l’état dans lequel elle se trouvait quelques siècles ou quelques décennies auparavant.
Les études ne prennent donc pas en compte le fait qu’à cette époque, l’environnement était déjà profondément modifié. Ce phénomène a été décrit en 1995 par le biologiste marin Daniel Pauly sous le nom de « syndrome de la référence changeante ».
Didier Gascuel y a été confronté : « Une fois, j’étais dans un jury de thèse et j’ai “engueulé” un étudiant qui disait que les populations d’anguilles avaient baissé depuis 20 ans, raconte-t-il pour La Relève et La Peste. Je lui ai dit “mais vous ne regardez pas assez loin !”
J’avais fait ma thèse sur la même espèce 20 ans auparavant et je trouvais aberrant qu’il ne prenne pas en compte – et semble même totalement ignorer – leur diminution plus ancienne. Après la soutenance, j’ai regardé ma thèse et j’ai vu que j’y avais moi aussi documenté cette baisse des populations d’anguilles seulement depuis 20 ans, alors qu’elle avait certainement commencée bien avant. »
L’amnésie environnementale conduit également à une perte d’habitude face à la présence de la faune sauvage dans notre quotidien. Cela mène à des conflits, lorsque certaines espèces parviennent à recoloniser leurs anciens territoires où y sont réintroduites.
Ainsi, plusieurs générations d’éleveurs français ont perdu l’habitude des grands prédateurs, qui avaient disparu du territoire pendant près d’un siècle. Le retour des loups ou des lynx dans certaines régions entraîne de nombreuses tensions.
Les éleveurs doivent réapprendre à travailler avec des chiens de protection, des clôtures anti-prédateurs, embaucher des bergers, vivre avec la crainte des attaques sur le bétail. Ils doivent globalement modifier leur mode d’élevage, adapté à un environnement sans grands prédateurs naturels.
Livre de chasse de Gaston Phébus, Fin du 14e siècle – Crédit : BnF
Lutter contre l’amnésie environnementale
Pour conserver notre mémoire environnementale, Laura Juillard pointe l’importance des expériences en lien direct avec la nature : « arriver à recapter notre attention pour la nature à travers l’éducation, mais aussi à travers les programmes de sciences participatives, et revaloriser, le rôle de la biodiversité dans nos imaginaires, c’est un des moyens de lutter contre l’amnésie environnementale ».
Selon cette chercheuse, cette reconnexion passe notamment par l’attention portée à la biodiversité du quotidien : « On a tendance à connaître des espèces qui sont à 1000 kilomètres, alors qu’on ne sait pas reconnaître les plantes qui sont devant chez nous » remarque-t-elle. Dans les espaces urbains où on considère qu’il n’y a pas de biodiversité, on va facilement l’oublier parce qu’on n’y a jamais fait attention ».
Les sciences participatives, comme le comptage des oiseaux des jardins ou l’identification des plantes sauvages de son quartier, sont une façon d’apprendre à regarder le Vivant autour de soi. Ne plus tondre son jardin, tailler sa haie en respectant la nidification des oiseaux, ou créer des abris pour la biodiversité en est une autre pour apprendre les rythmes biologiques du Vivant. S’immerger en nature, quand c’est possible, et apprendre à observer.