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La route « la plus chère du monde » menace la biodiversité à La Réunion

Parce qu’il nécessite de combler des fonds marins uniques au monde, soustrait des quantités exorbitantes de matériaux aux écosystèmes locaux et favorise la persistance des véhicules à moteur sur l’île, un tel projet provoque des dégradations environnementales incalculables, ou plutôt qu’on ne pourra mesurer qu’au terme de longues années.

On la surnomme « la route la plus chère du monde ». Chantier-phare du président « divers droite » de la région Réunion, Didier Robert, la nouvelle route du littoral est un emblème des grands projets inutiles qui ruinent la collectivité et semblent programmés pour accumuler les revers de fortune. Retour sur six années de scandales financiers, menaces écologiques et déboires judiciaires.

Une route sur l’océan

Censée relier la commune de La Possession à la ville de Saint-Denis, chef-lieu de la Réunion situé au nord de l’île, la nouvelle route du littoral (NRL) paraît tout droit sortie d’une autre époque. En gestation depuis une vingtaine d’années, mais officiellement lancé en 2014, ce chantier pharaonique est rapidement devenu le plus cher de France :

d’un budget initial de 1,6 milliard d’euros, la deux fois trois-voies d’une douzaine de kilomètres devrait finalement revenir à 2 milliards, soit 167 millions le kilomètre. Par comparaison, une autoroute circulant en pleine campagne coûte en moyenne 6 ou 7 millions d’euros par kilomètre.

La NRL se compose d’une alternance de deux digues et deux viaducs cheminant le long du littoral donnant sur l’océan Indien, conçus pour répondre à la situation critique des transports à la Réunion.

L’unique route reliant le nord à l’ouest de l’île, construite à flanc de falaise, accueille entre 60 et 80 000 véhicules par jour et est l’objet d’embouteillages intempestifs qui embarrassent cet axe vital pour l’économie du département.

Les éboulements réguliers ont par ailleurs tué 22 automobilistes depuis l’élargissement du tronçon en 1976, malgré les milliers de filets de sécurité retenant les petits gravats dans leur chute.

Photo aérienne d’un accident causé par un éboulement, le 14 novembre 2016 – Richard BOUHET / AFP

Il reste actuellement 20 % de la route à construire, consistant en une portion de la grande digue (environ 3 kilomètres) et un raccord au réseau existant. Bien que les travaux aient timidement repris début octobre, après un blocage d’un an, les promoteurs de la NRL sont confrontés à de sérieux problèmes d’approvisionnement.

De 5,4 kilomètres de longueur, cent mètres de largeur et dix de hauteur, la digue qui doit relier La Grande Chaloupe à La Possession a déjà englouti des millions de tonnes de roche, enfouies dans la mer au mépris de toute logique environnementale.

Selon des estimations, les 2,7 kilomètres restants nécessiteraient l’apport de 3,5 millions de tonnes de roches « massives » supplémentaires, ainsi que quatre millions de tonnes de remblais.

Une route encore en construction – capture d’écran vidéo

Le difficile approvisionnement en roches

Pour répondre à ces besoins extraordinaires de roches massives, la solution semblait toute trouvée : l’ouverture d’une nouvelle carrière à l’ouest de l’île. Celle-ci devait être creusée sur le territoire de Saint-Leu, une petite ville à la fois côtière et montagneuse, entre plages et forêts.

Mais l’arrêté préfectoral qui autorisait l’exploitation de la carrière dite de Bois-Blanc a été suspendu par le Tribunal administratif de Saint-Denis en 2019, une suspension confirmée par le Conseil d’État le 15 avril dernier.

Depuis 2015, quatre préfets ont été déboutés par la justice, grâce à l’action de « Touch Pa nout Roche », un collectif local qui dénonce les effets délétères qu’engendrerait une telle carrière sur les êtres humains et l’environnement.

Explosion de 7 à 12 mines par semaine, circulation d’un millier de camions par jour, stockage de centaines de tonnes de nitrate d’ammonium près des habitations (le composé à l’origine d’une catastrophe récente au Liban), trou béant percé dans un écrin de biodiversité, le projet compromettrait définitivement la vie locale.

Ne pouvant prélever leurs roches dans une nouvelle carrière, les constructeurs prévoyaient de se tourner vers une source d’approvisionnement extérieure, à l’île Maurice ou à Madagascar. Mais les acteurs locaux comme le gouvernement craignent d’importer de la sorte des espèces nuisibles, dont la prolifération représenterait un danger sanitaire non évaluable.

Dernière solution : recourir aux roches disséminées dans l’île. La Réunion regorge de grosses pierres volcaniques, les « andains », qui résultent de l’épierrage des terres agricoles et se trouvent maintenant en bordure des parcelles. Déjà prélevées en masse pour l’édification des premiers tronçons de la digue, ces roches sont pourtant essentielles à la constitution du territoire réunionnais.

Retenant les eaux pluviales et favorisant leur infiltration dans le sol, elles préviennent les écoulements et les glissements de terrains, que subiront à coup sûr les agriculteurs s’ils abandonnent leurs roches.

Désastre écologique et litiges judiciaires

À cette impasse dans l’approvisionnement s’ajoute un désastre écologique invisible. Comme le rappelle Alexis Chaussalet pour le journal Reporterre, la Réunion se situe au cœur de l’une des 35 zones critiques (ou hotspots) de biodiversité, ces espaces minuscules du globe qui concentrent près de la moitié des espèces vivantes et sont particulièrement menacés par les activités humaines.

Parce qu’il nécessite de combler des fonds marins uniques au monde, soustrait des quantités exorbitantes de matériaux aux écosystèmes locaux et favorise la persistance des véhicules à moteur sur l’île, un tel projet provoque des dégradations environnementales incalculables, ou plutôt qu’on ne pourra mesurer qu’au terme de longues années.

Les travaux de la NRL ont peut-être déjà anéanti une grande partie du récif corallien des Lataniers, situé à proximité du chantier de l’échangeur de La Possession.

Dès 2015, des observateurs alertaient sur les risques de voir disparaître cette « formation écologique remarquable » (selon les mots du Conseil scientifique régional du patrimoine naturel), sous l’effet des poussières, des remblais et des roches massives de la digue. Visiblement, ils n’ont pas été écoutés. Qui pourra mesurer la perte d’une telle biodiversité ?

D’autres remèdes susceptibles de résorber la congestion du réseau routier réunionnais ont été proposés depuis bien longtemps.

Voilà des décennies que rien n’a été fait ou presque pour les transports en commun sur l’île de la Réunion. En témoigne ce chiffre édifiant : entre 1980 et 2020, le niveau de fréquentation de ceux-ci est resté à 5 %.

En parvenant à la présidence de la région, Didier Robert a même enterré le projet de tram-train engagé par l’équipe qui lui précédait, une ligne de 40 kilomètres qui devait circuler entre le nord et l’ouest à travers plusieurs communes. Au lieu de cette solution durable, Didier Robert a préféré adjoindre au réseau quelques centaines de bus.

À l’heure actuelle, le gouvernement met les bouchées doubles pour que la digue soit terminée avant 2023. C’est sa promesse.

À l’occasion d’une visite à la Réunion le 17 août dernier, le ministre des outre-mer a même annoncé que la NRL serait intégrée dans le plan de relance de l’État, alors que ses promoteurs ne sont pas particulièrement frappés par la crise sanitaire. Entre les syndicats, les constructeurs, les transports et la population locale, les tensions sont à leur comble.

L’ensemble du chantier de la NRL fait actuellement l’objet de 89 recours administratifs ou judiciaires, dont 14 rien que pour le projet de carrière de Bois-Blanc.

Une enquête est ouverte depuis 2017 par le Parquet national financier pour « favoritisme, corruption et trafic d’influence » dans le processus qui a conduit à l’attribution des marchés. Les grandes entreprises du BTP, Vinci et Bouygues, ainsi que le lobby des transporteurs locaux ont-ils été favorisés au détriment de l’intérêt public ?

S’il y a présomption d’innocence, la question mérite d’être posée, quand on sait que la décision de bâtir un viaduc et une digue plutôt qu’un viaduc seul, plus simple et moins coûteux, a été tranchée pour satisfaire l’une et l’autre partie. Au BTP le viaduc, aux transporteurs la digue.

L’année dernière, le président de la région a été entendu pour des suspicions de « détournement de fonds publics, prise illégale d’intérêts et concussion ». L’affaire du grand projet inutile de la Réunion est loin d’être finie. 

Augustin Langlade

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