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La France dépasse 6 des 9 limites planétaires, ces processus qui conditionnent l’équilibre du système-Terre

« En modifiant les grands cycles chimiques, le cycle de l’azote, du carbone, du phosphore, de l’eau, l’homme a même une influence isostatique », c’est-à-dire sur la tectonique des plaques, souligne Dominique Bourg. « On agit, le système-Terre rétroagit, ajoute celui-ci. On est entré dans une époque où le boomerang nous revient dessus. »

Il ne fait pas bon parler de limitations en ces temps où nos libertés, même les plus essentielles, sont mises à rude épreuve : et pourtant, le cadre des limites planétaires n’a jamais été aussi pertinent pour comprendre comment nos activités mettent en péril la stabilité des écosystèmes… et risquent de plonger nos sociétés dans des bouleversements en chaîne, irréversibles. Dont le Covid-19 est le signal faible ? Plongée dans un voyage au cœur des processus qui conditionnent l’équilibre du système-Terre. Un article d’Anne-Louise Nègre.

Les limites planétaires, un fragile équilibre

À l’instar de l’ensemble du vivant, nos corps possèdent leurs propres limites : ils ne peuvent courir à 100 km/h ou assimiler une quantité illimitée de calories sans que le métabolisme dysfonctionne — ou n’en meure. À l’échelle planétaire, nos écosystèmes aussi ont des limites à partir desquelles ils ne peuvent plus assurer leur équilibre.

© Illustration des limites planétaires par l’ONG Ex Naturea

Théorisé en 2009 par 26 chercheurs internationaux, dont Johan Rockström et Will Steffen du Stockholm Resilience Center, les limites planétaires (« planetary boundaries ») recouvrent les principaux processus qui régulent la vie sur Terre : le climat, la biodiversité, les cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, l’acidification des océans, l’occupation des sols, l’utilisation de l’eau, l’ozone stratosphérique, la présence d’aérosols dans l’atmosphère et celle d’entités nouvelles dans la biosphère.

Pour chacun de ces processus, des seuils à ne pas dépasser ont été établis afin de garantir l’équilibre de la Terre, envisagée ici comme un ensemble de systèmes interdépendants. 

Tous ces processus sont intimement liés et en interaction. Par exemple, le changement d’occupation des sols a des effets sur tous les autres processus.

La déforestation au profit de l’agriculture intensive et de l’urbanisation déstabilise les cycles biogéochimiques : elle réduit les quantités de dioxyde de carbone (CO2) naturellement absorbées et stockées par les forêts, ce qui a un impact indirect sur l’acidification des océans. 

En même temps, la déforestation contribue à l’érosion de la biodiversité et altère le cycle de l’eau, rendant les forêts plus vulnérables aux incendies, qui en retour contribuent au dérèglement climatique en libérant dans l’atmosphère des quantités massives de CO2, qui elles-mêmes accentuent les sécheresses et l’érosion de la biodiversité… Et ainsi de suite, toutes les combinaisons étant possibles. 

En un mot, « sauver le climat » ne se réduit pas à diminuer les émissions de CO2, mais bien à limiter l’excès des pressions faites à tous les processus terrestres.

Carte du sol et de ses interactions, extraite de Terra Forma. Manuel de cartographies potentielles, Frédérique Ait-Touati, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire, éditions B42, avril 2019.

Les conséquences mortifères des activités humaines

À l’échelle planétaire, quatre limites sont déjà dépassées : le dérèglement climatique, l’érosion de la biodiversité, la perturbation du cycle de l’azote et du phosphore. Il faut souligner que les pays ne sont pas tous égaux quant au respect de ces grands équilibres, comme en témoigne l’état des lieux de 150 pays au regard de ces limites, proposé par des chercheurs de l’Université de Leeds sur leur site

La France quant à elle dépasse six limites planétaires : le dérèglement climatique, l’érosion de la biodiversité, la perturbation du cycle de l’azote et du phosphore, mais aussi le changement d’occupation des sols (dû aux impacts français de la déforestation dans le reste du monde), et la surutilisation des ressources d’eau douces. 

Et pourtant, il n’y a pas encore eu d’effondrement radical ou d’effet en cascade, car ces basculements sont souvent longs, imperceptibles, globaux, imprévisibles, mais toujours réels et interdépendants. 

Gilles Boeuf, citant le biologiste Robert Barbault, compare le vivant et son érosion à un tissu : « Vous faites un beau pull-over au tricot puis vous coupez une maille et vous commencez à tirer sur un bout de fil de laine. Tout va partir, je ne sais pas ce qui partira en premier ou en dernier, mais tout se tient. Ça veut dire que si telle espèce disparaît, il y aura forcément un impact sur le reste. »

Les alertes concernant le dépassement de certaines limites ne datent pas d’hier : déjà en 1972, le rapport Meadows sur les limites de la croissance (The Limits to Growth) soulignait qu’un modèle de développement fondé sur une croissance infinie et exponentielle dans un monde aux ressources finies ne peut être soutenable.

© Le Monde Diplomatique, Will Steffen et al.

Le constat de l’accélération sans équivalent dans l’histoire humaine de nos activités ces 60 dernières années a cependant remis au goût du jour la notion de limites : en quelques décennies, l’humanité est devenue une « force géologique » à elle seule, capable de dégrader les grands cycles biogéochimiques millénaires et saper les conditions qui ont permis à nos civilisations de se déployer. 

« En modifiant les grands cycles chimiques, le cycle de l’azote, du carbone, du phosphore, de l’eau, l’homme a même une influence isostatique », c’est-à-dire sur la tectonique des plaques, souligne Dominique Bourg. « On agit, le système-Terre rétroagit, ajoute celui-ci. On est entré dans une époque où le boomerang nous revient dessus. » 

Nous sommes dans un nouveau « régime climatique », où l’incertitude et les basculements deviennent la règle.

La masse de ce qui est produit par l’homme (bâtiments, routes, voitures…) dépasse désormais celle du monde vivant sur la Terre.  Frémont, USA – Crédit : Sid Verma

Des effets en cascade

Le dépassement de certaines limites risque d’entraîner des effets en cascade sur l’ensemble des processus terrestres : les points de basculement (« climate tipping points») sont des seuils à partir desquels le système-Terre entier peut basculer dans un nouvel état, irréversible, et entraîner un effet domino sur tous les autres processus. 

On évoque souvent la fonte accélérée du pergélisol (le sol gelé en permanence dans l’hémisphère nord), qui va libérer d’énormes quantités de méthane, un gaz à effet de serre des dizaines de fois plus puissant que le CO2

Cela produirait un emballement climatique, rendant impossible de rester dans la trajectoire des accords de Paris sur le climat, même si des actions radicales de réduction des émissions de CO2 sont entreprises.

© Stockholm Resilience Centre

Nous mettons donc en jeu les conditions-mêmes de la stabilité de nos sociétés et de notre santé, et les signaux sont déjà là : artificialisation extensive, méga-feux, fonte accélérée des glaciers alpins et du pergélisol, le courant du Gulf Stream au plus bas depuis mille ans, tout comme la multiplication des pandémies. 

En ce sens, celle du Covid-19 peut aussi se lire comme un signal faible du dépassement des limites planétaires. Presque « 100 % des pandémies (par exemple, grippe, SRAS, Covid-19) ont été causées par des zoonoses », maladies transmissibles d’animaux à hommes, estime la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). 

Le risque de zoonoses et de pandémies est causé par les mêmes activités humaines qui sont à l’origine du dépassement des limites planétaires, comme le rappelle le rapport Échapper à l’« ère des pandémies » de l’IPBES (2020) : le dérèglement climatique, la perte de la biodiversité, tout comme «  les changements dans la manière dont nous utilisons les terres, l’expansion et l’intensification de l’agriculture », entre autres.

L’interdépendance étant l’apanage du vivant, il n’existe donc qu’une seule santé : la santé humaine est intimement liée à la santé animale et environnementale : c’est le concept de « One Health ».

« Ces signaux d’alarme précoces viennent nous rappeler que les capacités de la planète à absorber les pollutions et dégradations que nous lui imposons sont limitées. Et comme pour un sportif, approcher de trop près ces limites n’est pas sans danger… » alertent Natacha Gondran et Aurélien Boutaud, tous deux auteurs des Limites planétaires (éditions La Découverte).

Bien que scientifiques et planétaires, ces limites planétaires se veulent être un cadre opérationnel, comme en témoignent les nombreuses institutions et associations qui se l’approprient. De l’Union européenne au ministère de la Transition écologique en passant par l’association Wild Legal, les limites planétaires infusent progressivement la sphère publique. 

Néanmoins, le monde politique rechigne toujours à l’utiliser comme boussole pour orienter ses actions : la Convention citoyenne pour le climat (CCC) avait d’ailleurs proposé de légiférer le crime d’écocide dans le cadre des limites planétaires, et de créer une Haute Autorité des Limites Planétaires (HALP), déclinée en Hautes Autorités Régionales des Limites Planétaires (HARLP) pour garantir sa mise en oeuvre : ce projet a été évincé de la loi Climat et Résilience, en ce moment débattue à l’Assemblée Nationale.

Au concret, le Grand Lyon a mené, en 2019, une étude approfondie sur les conséquences du dépassement des limites planétaires à l’échelle de la métropole et sur les contributions possibles du territoire pour préserver ces équilibres. 

Plus récemment, la ville d’Amsterdam s’est inspirée des limites planétaires pour son plan de sortie de crise, s’appuyant sur la théorie du donut de Kate Raworth, dont le but est de définir « une boussole à l’économie pour permettre de répondre aux besoins des personnes dans la limite de ce que la planète peut offrir ».

© Oxfam France

Au-delà d’une représentation simplifiée des grands processus biogéochimiques, ce cadre invite à s’interroger sur le sens des limites, sur notre capacité en tant que société à nous autolimiter, c’est à dire à poser des limites aux pratiques qui mettent en danger la survie du vivant tel que nous le connaissons — et donc de nous-mêmes. 

« Une société vraiment libre, une société autonome doit savoir s’autolimiter, savoir qu’il y a des choses qu’on ne peut pas faire ou qu’il ne faut même pas essayer de faire », écrit Cornelius Castoriadis

À l’heure où l’on cultive frénétiquement l’illimité, l’urgence d’atterrir et de comprendre de quoi nous dépendons est plus que jamais saillante. Comme le rappelle le manifeste du Muséum national d’Histoire naturelle, Face aux limites, « cela demandera cependant un peu d’humilité et de lucidité : la reconnaissance des humains comme indissolublement ancrés en nature, petite partie d’elle (…) »

Les limites planétaires sont ainsi l’occasion d’entrer dans la complexité (et la beauté) de nos liens avec tous ces processus, avec le vivant. Un appel à la sobriété, à la décélération, à la juste mesure. 

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