C’est une découverte scientifique majeure. Une récente étude de carottes de glace révèle que la calotte glaciaire du Groenland a déjà entièrement fondu au moins une fois au cours du dernier million d’années, sous des températures à peine plus élevées que celles d’aujourd’hui. Cette avancée scientifique nous confirme que nous sommes désormais proche d’un point de bascule pour l’intégrité de la calotte groenlandaise, qui se situe probablement entre 1.5 et 2.5°C de réchauffement. Ces nouveaux résultats renforcent l’importance de limiter le réchauffement anthropique en-dessous de 2°C par rapport à la période préindustrielle. Et même en deçà de 1.5°C si l’on veut limiter le risque de fonte du Groenland, qui représente une hausse de 6 m du niveau marin et pourrait impacter dramatiquement la vie de millions de personnes sur les littoraux.
Des carottes de glace oubliées dans une base militaire secrète
Cette avancée scientifique majeure a pu percer au grand jour dans un contexte rocambolesque. Durant la guerre froide, en 1966, des scientifiques de l’armée américaine ont perforé la glace du nord-ouest du Groenland, au niveau de la base secrète de Camp Century, à proximité de la base de Thulé.
Officiellement, ils effectuaient des recherches dans une station polaire scientifique. Mais leur mission réelle était tout autre : enfouir 600 missiles nucléaires sous la glace pour que l’Union Soviétique, alors en avance dans la course à l’espace, soit à portée de tir des Etats-Unis. Nom de code de l’opération : « Project Ice Worm ».
Pratiquant un forage sur 1390 m de profondeur, ils en ont extrait un peu plus de 3 mètres de carotte de sédiments sous-glaciaires. Congelés à -30°C, ces sédiments ont été transféré à Copenhague en 1994 avant d’être tout simplement oubliés dans un entrepôt frigorifique.
« Plus précisément, ce sont les trois derniers mètres, la partie basale de ces carottes, qui ont été oubliés, faute de moyens techniques à l’époque pour les dater. Les danois ont un rôle de mémoire de la glace et stockent énormément de matériaux. C’est en 2017, lorsqu’ils ont voulu construire un entrepôt frigorifique bien plus grand, qu’ils les ont retrouvés. » explique Pierre-Henri Blard, glaciologue et géochronologue (CNRS) à l’université de Lorraine, pour La Relève et La Peste
Sacré hasard du timing, c’est à ce moment-là que le glaciologue Pierre-Henri Blard et ses collègues découvrent l’existence de ces carottes oubliées dans des bases de données. Ils contactent alors les danois pour en savoir plus, et une équipe internationale (Etats-Unis, Danemark, Belgique, France) se constitue pour les analyser durant toute une année.
Une découverte scientifique majeure
Ce qu’ils découvrent dépasse alors toutes leurs prévisions. Piégés dans la matrice de sable et de roche, des restes de racines et de feuilles leur révèlent un fait étonnant : dans un passé géologique proche, la glace avait disparu du site de Camp Century, et le Groenland était couvert d’une forêt boréale, dans une zone aujourd’hui envahie par une calotte glaciaire de plus d’un kilomètre d’épaisseur.
Il y a un million d’années, la calotte groenlandaise a entièrement fondu sous un climat à peine plus chaud que l’actuel, à +2,5°C.
Plus tard, elle a également diminué de moitié il y a 400 000 ans, dans un monde à +1,5°C par rapport au niveau pré-industriel. Les résultats de ces analyses ont été publiés lundi 15 mars dans le journal Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) de l’académie des sciences américaine.
« Ce que savons désormais avec certitude, c’est que le Groenland n’a pas disparu lors de la dernière période interglaciaire, il y a 125 000 ans. Les températures moyennes globales étaient alors de 1 °C à 1,5 °C plus chaudes que les températures préindustrielles. Nos résultats montrent que le point de bascule, dit « Tipping point », pour l’intégrité de la calotte groenlandaise se situe probablement entre 1.5 et 2.5°C de réchauffement. Cela renforce l’idée qu’il est très important de rester sous le seuil de +1,5°C, et encore plus sous celui de +2°C ! » décrypte Pierre-Henri Blard, glaciologue et géochronologue (CNRS) à l’université de Lorraine, pour La Relève et La Peste
Si le Groenland s’est bien reconstitué intégralement il y a 900 000 ans, rien ne dit qu’il aura la capacité de se reformer une fois passé ce point de bascule, du moins pas avant un laps de temps appréhensible par l’humain « moderne ». En cause : le taux de concentration actuel de CO2 dans l’atmosphère, plus de 410 parties par million (ppm), bien supérieur à celui de l’époque, 280 ppm. Et cette concentration ne fait qu’augmenter.
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Étudier le passé pour mieux anticiper l’avenir
Pour parvenir à ce résultat, les chercheurs ont mesuré les nucléides cosmogéniques Béryllium 10 (10Be) et Aluminium 26 (26Al) dans ces sédiments sous-glaciaires. Ces isotopes rares ont la particularité d’être produits par les particules cosmiques, mais seulement quand la roche est exposée à la surface du soleil et de l’air, en l’absence de glace.
« Quand la calotte glaciaire est présente, elle joue un rôle d’écran aux particules cosmiques, et le rapport 26Al/10Be décroit par radioactivité. L’analyse de ce rapport permet donc de dater la durée de l’enfouissement sous glaciaire. » explique la synthèse des chercheurs
Tous les 100 000 ans, un interglaciaire chaud alterne avec une période glaciaire. Notre espèce vit en ce moment dans un interglaciaire, d’où l’importance d’étudier la stabilité de la cryosphère durant une période analogue. Ce qui s’est déjà produit dans le passé nous donne des renseignements vitaux sur ce que sera notre climat avec des températures plus chaudes.
« Le fait que le climat varie de manière naturelle n’invalide en rien le fait que nous ayons un impact déterminant dessus. La première crise écologique majeure a eu lieu lors de la grande oxydation il y a près 3 milliards d’années avec les cyanobactéries qui ont fait apparaître l’oxygène. La différence avec nous, c’est que l’humain a une conscience morale et donc un engagement moral. Ceux qui croient dur comme fer que l’humain va s’adapter se fourvoient. Oui, l’humain a évolué avec différentes températures. Néanmoins « homosapiens moderne » n’a jamais connu un monde à +2°C. Nous sommes en train de fabriquer un monde qu’on n’a jamais connu. Au-delà de l’élévation du niveau de la mer due à la fonte du Groenland, cela veut aussi dire des canicules létales dans les zones humides pour les humains qui y vivent, notamment en Asie et au Moyen-Orient. Plus d’1 milliard d’individus sont concernés. Je prends conscience des canicules chaque été et de cette vulnérabilité. Si les COP avaient lieu en août, les dirigeants politiques prendraient des décisions bien plus cohérentes pour le climat. » avertit Pierre-Henri Blard, glaciologue et géochronologue (CNRS) à l’université de Lorraine, pour La Relève et La Peste
Lors de la COP-21 qui a conduit au fameux Accord de Paris, décision avait été prise de rester sous le seuil de 1,5°C de réchauffement en raison des conséquences catastrophiques qu’une augmentation de température supérieure aurait pour les îles Fiji. L’inquiétude des Fiji d’être un jour submergé est d’autant plus vraie aujourd’hui.
Pour l’heure, les scientifiques ne savent pas à quelle vitesse le Groenland va réagir à l’augmentation des températures et fondre de nouveau entièrement : 100 ans, 500 ans ou 2000 ans ? L’équipe de chercheurs s’attelle désormais à combiner les données géologiques avec les données satellites et des modélisations futures pour l’estimer.
« En tant que chercheurs, nous sommes juste des nains sur les épaules des géants. Ces nouvelles données sont décisives mais ce ne sont pas les premières à parler de la stabilité du Groenland, elles intègrent tout le travail scientifique produit avant nous. Revoir les modes de vie des pays les plus riches et émetteurs n’a jamais été aussi crucial : prendre le risque de négliger l’hypothèse la plus grave met des millions de vie en danger. » conclut Pierre-Henri Blard