L’évaluation scientifique des risques biologiques et sanitaires est encore en cours, la convention citoyenne sur le climat a expressément demandé un moratoire dans l’attente d’une étude d’impact environnemental, une action en justice citoyenne est en cours contre les opérateurs téléphoniques français, néanmoins le gouvernement ouvre ce mardi 29 septembre les enchères pour l’attribution des fréquences de la 5G. La France devrait ainsi prendre le « tournant » de cette technologie qui suscite des résistances de forme et de fond. Car le déploiement de la 5G est loin de se réduire à une décision technique : véritable choix de société, enjeu sanitaire et écologique, pari stratégique, la cinquième génération des standards de téléphonie est à la confluence de tous les débats sur les technologies.
Entretien avec Nicolas Bérard, journaliste à L’âge de faire, auteur en 2017 d’une enquête sur le compteur Linky, qui publie son nouvel ouvrage 5G mon Amour aux éditions Le Passager clandestin (2020).
Par Augustin Langlade et Maud Barret Bertelloni
La Relève et la Peste : Pour commencer, une question toute simple, mais qui n’est pas évidente : à quels usages servira la 5G ? À quels besoins répond son déploiement ?
Nicolas Bérard : Cette technologie répond avant tout à une logique générale qui veut qu’après la 3G et la 4G, on passe forcément à la 5G. Pour vous dire, des ingénieurs planchent déjà sur la 6G ! À mon avis, la 5G n’est pas faite pour répondre à un besoin précis. On crée le réseau, on le lance et après on évalue quels usages on pourra en faire.
Il y a déjà plusieurs choses dans les cartons des industriels, c’est vrai, mais malgré tout, on est face à un fonctionnement absurde qui veut qu’on construise les tuyaux avant de trouver comment les remplir…
L’industrie des télécommunications travaille depuis longtemps sur la 5G, c’est un projet de long terme. Il y a donc de grandes tendances qu’on peut constater dans le monde entier : connecter tous les objets qui nous entourent simultanément (on parle d’une capacité d’un million d’objets connectés par kilomètre carré) ; concrétiser la smart city, multiplier les échanges, « dématérialiser »…
C’est dans l’optique de la « smart city » qu’on a créé la 5G ?
En fait, j’ai l’impression que les différents grands secteurs industriels avaient tous besoin de se réinventer, afin de pouvoir faire perdurer le vieux système capitaliste, dont la 5G est l’héritage direct, car elle est fondée sur un renouvellement perpétuel par l’innovation.
Que ce soit l’automobile, l’électroménager, la téléphonie, tous les secteurs avaient besoin de passer à autre chose et se sont restructurés autour de ce projet d’hyperconnexion. C’est ce qu’on appelle l’industrie 4.0, la « smart production », c’est-à-dire la production industrielle à la demande, ou encore la « smart city », l’urbanisme connecté avec ses voitures intelligentes, les équipements ménagers connectés, les millions de capteurs disséminés dans toutes les villes… Tout cela rentre dans une logique de renouvellement du capital.
La 5G relève donc d’un choix de société. Duquel s’agit-il ?
C’est d’ailleurs ce qui caractérise la 5G, par rapport à la 2G ou à la 3G. La 4G a déjà changé énormément de choses, du fait que nous nous envoyons des vidéos, que nous sommes sans arrêt fixés sur nos smartphones. Mais en comparaison, nous allons passer à la vitesse supérieure avec la 5G.
Toutes les professions seront bouleversées, ainsi que l’organisation de la société, ou notre rapport aux objets. Du moins s’ils arrivent à mettre en place leur modèle. Tout va se restructurer autour de la connectivité.
Et c’est là où le fait que les gens n’aient jamais été associés à ce projet, qu’ils n’aient même pas été informés, pose véritablement problème. Ça fait un mois ou un peu plus qu’on parle vraiment de la 5G, alors que les enchères ont lieu aujourd’hui… Les citoyens découvrent qu’il s’agit d’un projet de société, mais c’est trop tard ! Personne n’a son mot à dire.
Vous parlez ici des usages de la 5G pour les particuliers, mais pourrait-elle trouver une utilité pour certaines professions ?
Un exemple que je trouve assez parlant, c’est celui de la santé. Quand on veut faire accepter une technologie par la population, on aborde toujours en premier lieu les bénéfices qu’en tirera le domaine de la santé. Les promoteurs de la 5G nous ont ainsi promis des applications extraordinaires, comme la télémédecine et la téléchirurgie, dont tout le monde a entendu parler, notamment quand un neurochirurgien, en Chine, a opéré un patient à 3 000 kilomètres de distance.
Et ils nous ont fait passer cette opération pour la tendance générale du progrès, alors qu’on pourrait plutôt remettre en question la fermeture de certains hôpitaux, les déserts médicaux, le manque de matériel de première nécessité…
Plutôt que de mettre en place la chirurgie à distance, on ne pourrait pas rouvrir les hôpitaux fermés, recruter du personnel hospitalier, former de nouveaux chirurgiens ?
À chaque fois, on évite ces sujets, c’est comme si c’était la 5G ou rien. On supprime des postes et des moyens, puis on prétend que la solution est technologique. Avec le Covid-19 et le confinement, c’est reparti de plus belle.
L’étude de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) visant à pallier l’absence de données relatives aux risques biologiques et sanitaires potentiels de la 5G est encore en cours de réalisation et sera rendue au début de l’année 2021. Pourquoi le gouvernement procède-t-il déjà à l’attribution des fréquences ?
L’urgence, c’est le capitalisme mondialisé qui la crée. Dirigeants et industriels font passer la compétitivité avant la démocratie. Le dernier exemple en date est celui de la Convention citoyenne pour le climat. Macron avait promis qu’il reprendrait sans filtre les 150 propositions pour répondre à l’urgence climatique. Il devait soit les présenter telles quelles à l’Assemblée nationale, soit les proposer à l’occasion d’un référendum.
Le jour de la remise des propositions, le président s’est accordé trois jokers. Ce n’était pas prévu, mais soit, d’accord. Il n’y avait pas la 5G dans ces jokers. Puis, quelques mois plus tard, mi-septembre, devant un parterre d’industriels, Emmanuel Macron nous a expliqué qu’il était hors de question de remettre en cause le déploiement de la 5G.
Il s’est donc contredit lui-même, comme si, dans son esprit, c’était quelque chose d’impensable de faire un moratoire sur une innovation. D’autres pays la mette en place, on ne peut pas se permettre de l’arrêter, c’est son argument. La Chine et les États-Unis l’ont déjà lancée, on n’a plus le choix.
Sur l’échelle des valeurs, il y a la démocratie et bien au-dessus, il y a la compétitivité. Notre modèle sera-t-il donc celui de la Chine dictatoriale et de l’Amérique de Trump ?
Un argument du déploiement consiste à dire que le développement des réseaux 5G permettra de ne pas se retrouver dans une dépendance économique et technologique par rapport à la Chine et les États-Unis.
Au contraire ! Un moratoire aurait pu nous aider à développer nos propres outils. Si nous avions pris du temps pour réfléchir correctement au déploiement de la 5G, peut-être que notre modèle de développement technologique et notre indépendance auraient pu s’inviter dans les débats, mais nous préférons entretenir cette course folle à la compétitivité et à la productivité. Nous sommes piégés dans notre modèle.
Les réseaux 5G ont été déployés sans grands remous par de nombreux voisins européens. Pourquoi la question suscite-t-elle autant de débat en France ?
Je pense que c’est lié au réseau de résistance qui est né autour du compteur Linky. Ça ne constitue pas l’ensemble de l’opposition à la 5G, mais aujourd’hui, on retrouve beaucoup de collectifs anti-Linky qui sont passés à la lutte contre la 5G. Linky a servi en quelque sorte d’outil pédagogique pour la population.
Ce compteur avait l’avantage, si je puis dire, d’aller chez tout le monde, dans toutes les couches de la population. Pour la première fois, la technologie rentrait littéralement chez les Français sans leur demander leur avis.
C’est pour cette raison, je crois, qu’un grand nombre d’opposants à Linky, qui n’avaient jamais milité de leur vie – c’étaient souvent des personnes âgées –, ont rejoint les centaines de collectifs qui se sont créés. Il y a eu beaucoup d’échanges et de réunions, qui ont été très formateurs.
Derrière le compteur Linky, les gens ont vu pour la première fois se dessiner le modèle de la smart city, avec la déshumanisation, les problèmes de santé, la consommation d’énergie, la surveillance, et tous les problèmes que le compteur était en quelque sorte le premier à poser.
Au moment où la 5G est apparue dans le débat public, il y avait déjà ce maillage du territoire, ces organisations, ces collectifs qui existaient et qui ont pu se mobiliser assez rapidement.
Cette résistance a aussi pris la forme de dégradations d’antennes, qui ont eu lieu ces six derniers mois dans différents endroits d’Europe. Où ce phénomène trouve-t-il son origine ?
Je crois que les problèmes de santé n’expliquent qu’une partie de l’opposition à la 5G. Cela concerne plus largement le rejet d’une forme d’intrusion, de l’imposition d’une certaine conception du monde. Lors de la journée anti-5G organisée à Lyon le 19 septembre, une partie des opposants se préoccupaient de leur santé, mais ils représentaient une minorité.
J’ai eu l’impression que les Lyonnais s’attachaient beaucoup à la disparition de l’humain dans ce modèle où tout est interconnecté, où la machine prend le pouvoir. L’humain était au cœur de tous les débats.
Pourquoi dans ce cas les débats se cristallisent-ils autant autour des ondes ?
Les grands médias ont du mal à comprendre l’opposition à la 5G, c’est mon impression, et se concentrent sur ce point. Aujourd’hui, ils sont quand même plus prudents qu’avant. Il y a quelques années, avec les compteurs Linky, les opposants étaient décrits comme des abrutis, des complotistes, alors qu’ils étaient en train de se former, de créer des collectifs et de réfléchir à comment s’emparer de ces questions de technologie. Il y avait beaucoup à dire sur ces compteurs et les médias sont passés complètement à côté.
Vous remarquerez qu’ils ont eu autant de mal à saisir les « Gilets Jaunes ». Ce sont là encore des collectifs, mais pas des associations, pas des partis, et tous ces groupes d’opposition brassent des populations extrêmement variées, sans logique identifiable, de tous les âges. Pour les médias, ce genre de mouvements est un mystère…
En ce qui concerne la 5G, par contre, on peut aussi se demander si les médias ne sont pas influencés par le fait qu’ils sont détenus par des patrons des télécommunications :
Xavier Niel, patron de Free, possède Le Monde, la famille Bouygues possède les chaînes TF1 et LCI, Patrick Drahi, patron de SFR, détient plusieurs radios et la revue Paris Match, et ainsi de suite… La question de l’indépendance se pose davantage sur la 5G que sur les autres questions.
Dans votre livre, vous faites le rapprochement entre l’industrie pharmaceutique, les firmes phytosanitaires produisant des pesticides, les géants du tabac et les entreprises des télécommunications, qui ont tous intérêt à minimiser les effets nocifs de leurs produits et à décrédibiliser leurs contradicteurs. Est-ce là le mécanisme à l’œuvre avec la 5G ?
Comme je l’explique dans mon livre, le lobby des télécommunications mobiles s’est organisé dans les années 1990, quand les téléphones portables ne représentaient pas encore grand-chose, les clients se comptaient par milliers. Ils ont repris toutes les techniques de lobbying mises en place aux États-Unis, notamment par l’industrie du tabac.
On retrouve vraiment des parallèles entre les firmes des deux secteurs, notamment dans la « fabrique du doute » : à chaque fois qu’une étude semble démontrer un effet négatif de leurs technologies, ils font produire d’autres études, à la seule fin de créer du doute. Même si ces études sont biaisées, même si elles ne sont pas sérieuses, en attendant que ce soit prouvé, le doute bénéficiera à l’industrie et empêchera l’homme politique de prendre des décisions.
Selon l’argumentaire des opérateurs de télécommunication, le seuil d’innocuité des ondes est fixé à environ 60 volts par mètre par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), tandis que l’exposition des êtres humains à la 5G ne sera que d’un volt par mètre. Que répondez-vous ?
Le problème ne se trouve pas dans le seuil que dépassera ou non la 5G, mais dans la norme elle-même. Les industriels des télécommunications ont réussi à faire fixer des normes qui ne prennent en compte que les effets « avérés » et, depuis, c’est devenu leur principal argument.
C’est l’ICNIRP [Commission internationale de protection contre les rayonnements non ionisants, ndlr], qui a conseillé l’OMS pour déterminer les seuils d’exposition aux ondes électromagnétiques que tous les pays ont fini par reprendre sur leur territoire, soit à peu près 60 volt de puissance par mètre.
Quand on prend les documents à l’origine de la règlementation mondiale, on voit bien que l’ICNIRP n’avait fixé qu’un seuil à partir duquel les effets des ondes électromagnétiques étaient « avérés », c’est-à-dire « immédiats ». Cela veut seulement dire que quand on finit une conversation au téléphone portable, on n’a pas la peau brûlée. Mais il n’est nullement question des effets à long terme : les suspicions de cancers, de tumeurs, d’insomnies, de migraines ne figurent jamais dans ces documents ou dans ces seuils.
Autrement dit, le principe de précaution n’est jamais appliqué quant aux effets des ondes sur le long terme ?
En ce qui concerne le risque sanitaire des ondes, la 4G et la 5G, il s’agit forcément d’études qui doivent être menées sur le long terme. Admettons qu’on ne puisse pas attendre dix ans pour déployer la 5G. Pourquoi ne pas patienter au moins jusqu’aux résultats de l’étude de l’Anses, qui sera publiée au début de l’année 2021 ?
J’ai l’impression que le principe de précaution n’est en fait jamais appliqué. En l’occurrence, on n’est même pas capable d’attendre six mois. On a préféré se baser sur les agences de santé d’une vingtaine de pays qui se seraient déjà prononcées et prétendraient qu’il n’y a aucun danger dans la 5G. Plus besoin d’attendre ! Mais à ce moment-là, à quoi servent notre agence de santé et son étude ?
Quel pourrait être le poids environnemental de la 5G ?
Le déploiement de la 5G va entraîner une augmentation de la consommation d’énergie. Ses défenseurs soutiennent que les antennes seront plus efficaces, ce qui est vrai si l’on prend pour référence un même volume de données. Seulement, la multiplication des échanges va créer un « effet rebond », dans le sens que le déploiement du réseau augmentera le trafic.
On estime actuellement que le volume d’échanges de données, avec la consommation d’énergie qui l’accompagne, pourrait être par 100 ou 1 000 avec le déploiement des nouveaux réseaux.
Puis, il y a le renouvellement des smartphones pour qu’ils soient compatibles avec la 5G, ce qui implique leur fabrication, l’extraction des métaux rares, toute la chaîne de production. Il faut y ajouter tous les objets connectés qui seront produits et mis sur le marché. En fait, ce projet relève d’une visée extractiviste énorme. Globalement, tout cela va augmenter le poids environnemental des technologies.
Actuellement, la consommation énergétique du numérique représente autour de 3,7 % des émissions de gaz à effet de serre – l’équivalent de l’aviation civile. Si l’on continue sur cette lancée, dans cinq ans le volume aura doublé, atteignant 7,5 % environ des émissions mondiales – l’équivalent du trafic routier. Alors qu’on recherche la sobriété énergétique, c’est un secteur qui devient de plus en plus polluant.
Dans une tribune du 12 septembre dernier, une soixante d’élus, dont les maires de onze grandes villes, ont appelé le gouvernement à décréter un moratoire sur la 5G. Pour eux comme pour nombre de critiques de cette technologie, ce n’est pas une interdiction pure et simple qui est visée, mais l’organisation « d’un débat démocratique décentralisé sur la 5G et sur les usages numériques ». À quoi une telle délibération pourrait-elle ressembler ? D’une manière plus générale, comment faire des nouvelles technologies un véritable débat de société ?
Je suis assez sceptique à l’égard de l’organisation d’un débat de ce genre, institutionnalisé. On a vu ce qu’a donné le Grand Débat après la crise des « Gilets Jaunes »… On a tendance à croire aussi que les télécommunications seraient un débat d’experts, qu’il faudrait vulgariser. Mais il n’y a pas besoin de pédagogie : la 5G, c’est très concret.
Exactement comme pour le compteur Linky, les gens se rendent parfaitement compte de ce qui les touche dans leur quotidien. Actuellement, les citoyens s’organisent à travers des collectifs. C’est un combat citoyen, décentralisé et local, exactement comme les Gilets jaunes. Le point le plus important est de montrer qu’il y a des alternatives à ce modèle de développement. Il faut développer un autre imaginaire de société.
Dans la santé : est-ce vraiment la télémédecine qui nous intéresse ? Ou bien est-ce avoir suffisamment de soignants pour qu’ils puissent, plutôt que d’exécuter leurs tâches à la chaîne, avoir le temps d’accomplir un véritable travail de soin ? La question se pose de la même manière pour la 5G.
Les opposants ont pris conscience de la nécessité d’un changement de modèle qui mette l’écologie et l’humain au cœur du projet de société. La défense à tout prix de la 5G – comme lorsque Macron a accusé ses opposants de vouloir retourner au modèle Amish – c’est le symptôme de l’absence de tout autre projet que la croissance du PIB et la « smart city ». Il faut leur renvoyer la balle : ce sont eux les « Gaulois réfractaires » au changement nécessaire de société, pas nous.
Comment les maires peuvent-ils combattre l’arrivée inéluctable de la 5G dans leur commune, et les citoyens dans leur vie ? De quels outils disposent-ils ?
Au niveau juridique, les élus locaux n’ont pas vraiment d’instruments pour s’opposer à l’implantation des antennes, outre les règles d’urbanisme et de paysage. C’est de la compétence de l’Agence nationale des fréquences, de l’ARCEP [l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, ndlr], et du secrétaire d’État au numérique.
Les maires disposent néanmoins d’une petite marge d’action à travers leur Plan local d’urbanisme (PLU) et les dispositifs de protection des paysages et des monuments. Le fait que les maires des grandes villes demandant un moratoire a certainement eu le mérite de mettre le dossier sur le devant de la scène médiatique. Mais le combat se joue au niveau de la mobilisation citoyenne de lieu en lieu.
Crédit photo couv : Jack Sloop