Penser à la mort, cela vous arrive-t-il ? Jamais de la vie ! Et entre nous, la mort, quel manque de savoir-vivre… Trêve de plaisanterie, « seule la musique peut parler de la mort » disait André Malraux, mais c’est quand même à nous que revient le dernier mot. Puisque la mort est inévitable, oublions-la déclarent les uns ; puisque la mort est inéluctable, redoutons-la répondent les autres. D’après Sacha Guitry, il existe un compromis : « Mieux vaut penser à la mort le matin, parce que le soir ce serait trop triste ».
On ne va pas se le cacher, la mort est un sujet tabou. Dans notre société contemporaine, la mort est tue. On en parle peu, on la chuchote sous peine d’invoquer des forces de l’au-delà, par superstition ou par politesse sans réelle justification. La psychologue et psychothérapeute Marie de Hennezel, membre de l’Observatoire national de la fin de vie, note que beaucoup d’entre nous ont une peur irrationnelle de prononcer LE mot, « comme s’ils allaient attraper la mort de la même manière que l’on attrape la grippe ». Mais en cherchant bien, on se rend compte qu’il n’y a jamais eu de rapport naturel à la mort, mais une mort naturellement taboue car indicible. « Aucune société n’a développé une vision de la mort qui permettrait d’en parler comme de la pluie et du beau temps » affirme le sociologue Patrick Baudry, auteur de « La Place des morts, enjeux et rites ». Si aujourd’hui l’impression dominante est celle d’avoir un rapport difficile à la mort, ce n’est pas parce qu’elle est absente de nos discours et de notre quotidien, mais parce qu’il nous est impossible de dissoudre ce grand mystère : « Bon sang, mais qu’il y a t-il après la mort ? »
« Aucune société n’a développé une vision de la mort qui permettrait d’en parler comme de la pluie et du beau temps » affirme le sociologue Patrick Baudry
Difficile de passer à côté de cette question existentielle. Pas un philosophe ne s’est privé de théoriser sur la mort, tant sur celle des autres que sur la sienne. Il faut dire que le sujet est aussi vaste qu’universel. Aujourd’hui, moins d’un Français sur deux estime probable qu’il y ait quelque chose après la mort. « Nos contemporains sont sceptiques, confirme Pierre Le Coz, vice-président du Comité consultatif national d’éthique. Ils ont surtout peur de ne pas avoir vécu. » Selon Fabrice Hadjadj et son ouvrage, il est possible de « Réussir sa mort » aussi bien qu’on réussit sa vie. « Pour cela, il nous faut saisir son sens même, réaliser qu’elle nous ramène à notre juste valeur et effrite notre idée d’invulnérabilité. Puis elle est une ouverture à l’inconnu, à ce qui nous dépasse… ».

Nous lui avons donné un nom pour mieux l’apprivoiser, mais techniquement la mort désigne « ce qui n’est pas ». Peut-on en conclure que la mort n’existe pas ? D’après Épicure, la réponse est presque simple : « La mort n’est rien pour nous, puisque lorsque nous existons la mort n’est pas là. Et lorsque la mort est là, nous n’existons pas. Donc la mort n’est rien pour ceux qui sont en vie puisqu’elle n’a pas d’existence pour eux, et elle n’est rien pour les morts puisqu’ils n’existent plus ». Dans notre quotidien, nous avons tendance à considérer la mort comme une abstraction : « La mort, au fond, ça n’arrive qu’aux autres. » Nous pouvons aller jusqu’à abolir le concept en estimant que la mort n’est pas un événement de la vie, et qu’elle ne peut donc être vécue.
Pour ainsi dire, on ne s’habitue jamais à l’idée de mourir. Pourtant, en y pensant ce phénomène est bien ordinaire. Il restera pour la psyché humaine, le paradoxe des paradoxes. D’après Freud, « personne ne croit à sa propre mort, ou ce qui revient au même : dans son inconscient, chacun est persuadé de sa propre immortalité ». La seule expérience que nous avons de la mort, c’est celle d’autrui. Ces adieux ponctuent notre existence et nous livrent, au passage, un présage de la fin sous forme de « nota bene » : « vous n’êtes pas immortels ! » Tout d’un coup, la mort réapparait brusquement sous forme d’un grand point d’interrogation. Chaque mort étonne ou scandalise, comme si elle était la première.
« Et en même temps, nous réussissons à vivre, à aimer, à agir malgré la menace quotidienne de notre trépas. Serions-nous héroïques ou inconscients ? » s’interroge Vladimir Jankélévitch.
Si la peur ne nous empêche certainement pas de mourir, elle nous empêche peut-être de vivre paisiblement. L’idée d’un « sans lendemain » nous mortifie et déjà le gouffre du néant s’ouvre à nos esprits. « Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas ! Si je la retourne en arrière, quelle suite effroyable où je ne suis plus ! » confessait Bossuet dans son célèbre « Sermon sur la mort ». Entre nous et « autre chose », il n’y a donc que la vie qui est précisément la chose la plus fragile au monde. « Si nous avons peur, c’est parce qu’à force de vivre et de donner de l’importance à ce que nous vivons, nous avons oublié que nous venons d’abord de rien, donc de la mort. Gardons à l’esprit l’idée que ce néant, nous en avons déjà fait l’expérience, bien avant celle de l’existence » raconte Philippe Grimbert, psychanalyste.

– Un jour, nous allons tous mourir…
– Oui, mais tous les autres jours nous allons vivre !
La mort apparaît comme l’impitoyable faucheuse qui nous prive de la vie. Il n’en n’est rien. Ni la mort, ni la vie ne sont injustes. Tout ne va-t-il pas du même mouvement que le nôtre ? Peut-on se plaindre d’être inscrit dans un « tout », où tout le monde est inclus ? Nous ne décidons ni de notre naissance, ni de notre mort, pourtant l’un est une fête et l’autre un malheur. Frédéric Lenoir relate cette dualité et met en lumière les contrastes culturels : « Lors d’un voyage en Inde, j’ai demandé à des autochtones ce qu’était, selon eux, le contraire de la mort. Tout occidental aurait répondu : la vie. Eux m’ont rétorqué : la naissance. » Qu’il en soit ainsi, c’est grâce à cette recrue continuelle du genre humain que nous pouvons nous réjouir d’être ici.
Un beau jour, nous ferons de la place aux autres comme les autres en ont fait pour nous. « Les enfants naissent, et à mesure qu’ils s’avancent, semblent nous pousser de l’épaule et nous dire : retirez-vous, c’est maintenant notre tour. » Voilà qui est dans l’ordre des choses ! Mais il est toujours plus facile de parler de la mort en général que d’affronter la sienne. Et à ce propos, Montaigne relativise notre peine : « Quel que soit le moment où votre vie s’achève, elle y est tout entière. Personne ne meurt avant son heure. Le temps que vous abandonnez n’était pas plus le vôtre que celui d’avant votre naissance. La valeur de la vie ne réside pas dans la durée, mais dans ce qu’on en a fait. Tel a vécu longtemps qui pourtant a peu vécu. Accordez-lui toute votre attention pendant qu’elle est en vous. Que vous ayez vécu dépend de votre volonté, pas du nombre de vos années ».
« Que faire de ma vie ? se demandait-il. Et il répondait : y multiplier les moments où la question ne se pose pas. » Frédéric Berthet

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