Au départ, une bande de copains d’enfance, tous judoka. Comme ses amis, Robin Boucard, alors âgé de 20 ans, habite en périurbain, près de Besançon, à la limite de la campagne. De sa passion pour le judo, il veut en faire un métier qui ait du sens. Quand en 2016 il fonde avec ses amis l’Alliance Judo Besançon Est, il ne se doute pas qu’à peine trois ans plus tard, ils auraient créé le concept de judo itinérant.
Le dojo itinérant
Pour faire connaître leur association, ils ont fait du porte à porte dans les écoles des campagnes, où les infrastructures manquent pour proposer du sport aux enfants. Construire des locaux, avec des tapis et des équipements sportifs coûte cher. Alors ils embarquent dans leur camion, 50 mètres carrés de tapis, des structures gonflables et des kimonos, et proposent en itinérance un dojo transportable. Pour Robin, c’est un retour à son enfance, car c’est dans un petit village qu’il a découvert le judo.
Faire accepter son projet
Les écoles répondent favorablement. L’association se met à développer des cours pour les petits, de maternelle et du primaire, en particulier dans les Zones Rurales Prioritaires. Les parents n’ont plus à se déplacer pour accompagner et ramener les enfants au judo, ce qu’ils ne peuvent faire régulièrement. L’association propose les cours dans la salle des fêtes ou une salle communale, partout où on trouve de la place.
Quand la Fédération voit les résultats, elle apporte son soutien à la jeune association et prête du matériel. Une convention est créée entre les écoles, l’Académie de Besançon et l’association AJBE, reconnaissant que par le judo, les élèves acquièrent les compétences du programme d’EPS, mais aussi l’initiation à une langue étrangère, le japonais.
L’association étend ses activités, proposant des stages en forêt et décloisonnant les catégories d’âge, en mettant ensemble un adolescent, un moyen et un petit. Chacun progresse, l’un en se voyant confier la responsabilité des plus jeunes, les autres en sortant du monde des tous petits. Cette vision de l’entraide et de l’apprentissage mutuel est à la base même du judo, et en fait un outil idéal pour transmettre ce qui va bien au-delà de la pratique sportive.

Au-delà du sport
Comme tout art martial, le judo est encadré par un code moral et des valeurs : la politesse, le courage, la sincérité, l’honneur, la modestie, le respect, le contrôle de soi et l’amitié. Chacune de ces valeurs porte un sens bien plus précis et raffiné au Japon que celle que nous entendons dans nos traductions. Les enfants comprennent ainsi que saluer son partenaire, c’est lui dire “Merci de travailler avec moi”. C’est un travail d’équipe. Au judo, sans partenaire, on ne peut jamais progresser. On ne peut être meilleur qu’avec les autres.
Robin explique comment la compréhension de ces valeurs et la pratique du judo aide les enfants :
“Le Judo s’intègre très bien dans le programme de maternelle où les enfants doivent acquérir les notions d’opposition individuelle et de coopération. Typiquement, l’enfant turbulent qui est mis au coin pendant les exercices et privé de récréation, est souvent l’un des meilleurs éléments sur le tapis. Car il met sa curiosité et son attention dans une pratique où il apprend qu’on peut se battre et se défouler avec des règles. À l’inverse, les enfants timides et renfermés prennent confiance en eux.”
Une autre pédagogie
Mais Robin et l’AJBE ne se contentent pas de faire du judo une pratique sportive pour rentrer dans les cases d’un programme. Jikoro Kano, fondateur du judo, disait que la finalité n’était pas de gagner mais de faire avancer l’humain. Le judo, dans son art complet, est donc un principe de vie, et non une simple technique. C’est en restant au plus près de l’esprit judoka que l’AJBE propose aux enfants mais aussi aux instituteurs et aux maîtresses une autre pédagogie.

En japonais, le terme que l’on traduit par professeur, sensei, est celui-qui-est-au-devant. Il transmet à l’élève, mais dans un rapport d’égal à égal. Ce n’est pas le schéma du professeur sachant qui transmet son savoir et de l’élève qui attend la consigne comme une recette de cuisine. Le professeur est là pour superviser un apprentissage mutuel entre les élèves.
Robin : “L’élève et le professeur ressortent chacun plus avancés et plus expérimentés l’un de l’autre. Le professeur est sans cesse poussé à la remise en question. Si j’ai un enfant qui n’écoute pas, c’est que je n’ai pas su capter son attention. Donc je me remets en question.”
Il leur montre qu’on peut apprendre autrement :
“ Je leur dis “Vous n’êtes pas assis, vous êtes en kimono, mais c’est toujours l’école.” Et ils découvrent que l’école ce n’est pas seulement écouter des consignes assis huit heures par jour. Et quand les enfants s’amusent, ce sont des trésors”
Dans sa transmission de la collaboration, le judo est bien loin de la vision du savoir personnel où chacun veille à ce que le voisin ne louche pas sur sa copie. Sur le dojo, chacun progresse avec les autres. Garder son savoir pour soi ne sert à rien.

Robin va chercher aussi dans d’autres pédagogies de quoi nourrir sa jeune mais déjà riche expérience. Mais le judo ne cède pas à la tentation d’effacer la hiérarchie ou de nier la violence. Il les intègre autrement : avoir une ceinture, ce n’est pas être supérieur, c’est avoir un grade. Cela induit le respect et la responsabilité envers ceux qui sont d’un grade inférieur, car il s’agit de ne pas se blesser.
“Si tu ne respectes pas tes adversaires, tu sais que tu peux te retrouver les quatre pattes en l’air car le professeur saura te mettre au tapis. Comme tu es conscient de pouvoir prendre des coups tu ne cherches pas à en donner.”
Ici la hiérarchie, le grade et le rapport de force sont intégrés à l’exigence de respect et d’amitié.
Réinventer son métier
La jeune association AJBE fait oeuvre sociale autant qu’éducative et humaine. Ses jeunes fondateurs nous montrent que toute discipline peut être mise au service d’une autre vision de la société et des rapports humains. Là où le sport est souvent considéré comme un défouloir dans notre système de pensée où la pratique du corps est séparée des matières intellectuelles, les arts martiaux nous rappellent qu’ils forment un tout, et que l’objectif est avant tout de former des êtres bien dans leur tête et dans leur peau, aptes à vivre en société et à s’épanouir individuellement.
Comme l’Alliance Judo Besançon Est, beaucoup de jeunes passionnés cherchent à donner du sens à leur activité et à la diversifier en la rendant mobile. Comme les pressoirs à pommes, ateliers de couture ou cabinets de kinésithérapie, le camion-dojo s’en est allé rejoindre les traditionnels marchands de glace et théâtres de marionnettes. En allant là où on ne les attend pas, mais où on en a besoin, ils développent, au sein de chaque discipline, de nouvelles manières de faire, et ouvrent la voie aux métiers de demain.