Dans un monde agricole en pleine mutation, où les nouvelles technologies génomiques (NGT) s'imposent comme la solution miracle aux défis climatiques, deux voix s'élèvent pour rappeler qu'une alternative existe depuis des millénaires : les semences paysannes. Rencontre avec Marie Océane Fekaïri et Simon Bridonneau, administrateurs du réseau Semences Paysannes
Marie Océane Fekairi, membre d’un collectif d’artisans semenciers dans l’Yonne, et Simon Bridonneau, cofondateur de la Maison des Semences Paysannes de Normandie, nous éclairent sur ces enjeux cruciaux pour l’avenir de notre alimentation.
LR&LP : Pouvez-vous nous présenter le réseau Semences Paysannes ?
Simon Bridonneau : Le réseau Semences Paysannes fédère 80 structures qui travaillent sur les semences paysannes en France et dans les pays francophones : Belgique, Luxembourg, et peut-être la Suisse aussi. Ces semences sont non-issues de la biogénétique et libres de droit. On a pour habitude de dire qu’elles viennent de cultures et de travaux datant d’avant 1940, car après cette date, les choses vont évoluer rapidement avec les progrès de la science.
Ce réseau regroupe des associations de paysans, mais aussi des boulangers, des citoyens et des artisans semenciers – des entreprises qui multiplient et vendent ce type de semences. C’est un sujet complexe, inconnu du grand public et mal connu de nombre de professionnels.
LR&LP : Dans quel contexte le réseau a-t-il été créé ?
Simon : Il a été monté par les emblématiques paysans-boulangers, en opposition aux OGM. Il y a 20 à 25 ans, c’était la première vague des OGM inventés dans les années 80 par les grandes sociétés internationales de chimie qui avaient racheté des structures semencières.
Depuis 20 ans, nous avons vécu plusieurs moments difficiles, souvent liés à des problèmes juridiques. Il y a eu une période où il était interdit d’échanger et de vendre ces semences. Cela a évolué sous l’impulsion d’associations comme Kokopelli.
Marie Océane Fekaïri : Aujourd’hui, nous sommes de nouveau en 2025 sur une phase de changement avec la menace des NGT. Ce rappel aux semences paysannes est donc nécessaire.
LR&LP : Que sont exactement les NGT ?
Simon : Les New Genomic Techniques, ce sont, pour le dire simplement, de nouveaux OGM faits avec la technique des ciseaux génétiques. On nous dit que ce ne sont pas des OGM parce qu’ils ont été développés en « accélérant » des processus naturels de mutagénèse. L’argument est : « nous ne faisons qu’accélérer ce qui existe dans la nature. »
Au réseau Semences Paysannes, nous travaillons uniquement à partir des modes naturels. Ce qui se passe actuellement, c’est la volonté d’implanter les OGM en Europe en changeant les mots, en changeant la définition, en profitant d’une évolution technique pour dire que ce n’est plus de la génétique modifiée, alors que c’est toujours le cas.
LR&LP : Quel est le véritable enjeu derrière cette bataille ?
Simon : Il y a tout un enjeu lié aux brevets. L’intérêt pour ces structures commerciales de travailler ce type de semences, c’est d’y apposer ensuite un droit de propriété. Les semences paysannes sont libres de droit, ce qui veut dire qu’elles sont un bien commun, accessibles à tous, échangeables et reproductibles.
Là, on est dans le schéma complètement inverse. Les systèmes des grands semenciers sont verrouillés à l’achat mais vont circuler sans contrôle dans la nature. Les défenseurs demandent qu’on ne puisse pas faire circuler ce type de semences sans contrôle, sans traçabilité et sans information pour les consommateurs.
Ces semences sont issues de travaux de laboratoire sans respect du vivant, avec des techniques très intrusives. Cela passe par le séquençage des génomes des plantes, avec énormément de mélanges inter-espèces, de processus d’identification de séquences qui vont être protégées au bénéfice des industriels et au détriment des paysans.
LR&LP : Quels sont les avantages alimentaires des semences paysannes ?
Simon : Aujourd’hui, on a peu d’informations scientifiques sur l’impact de l’alimentation à base d’OGM pour les corps humains, car c’est relativement récent. Ce qu’il faut dire, c’est que la culture des OGM appelle des pratiques industrielles agricoles basées sur la chimie.
Prenons un exemple : 92% des OGM sont résistants à un herbicide vendu par la même entreprise. Cela donne lieu à un épandage massif sur ces cultures, et vous avez alors des produits alimentaires qui comportent beaucoup de ces produits chimiques et vont intoxiquer les consommateurs.
On a donc un problème génétique et un problème chimique. Ensuite, on a un problème d’interaction avec le vivant. On ne sait pas ce que ces plantes « trafiquées » vont devenir en interaction avec la vie du sol, les vers de terre, les oiseaux. Et puis, on a aussi des problèmes d’interaction avec le microbiote.
LR&LP : Comment cette nouvelle génération d’OGM est-elle présentée ?
Simon : C’est pire que tout. À l’heure actuelle, la proposition portée par l’Europe demande validation de nos États. Les premiers mots de la loi, c’est de faire passer ces nouvelles techniques génomiques dans les pratiques agroécologiques ! C’est vendu comme un soutien à l’agroécologie.
L’optique générale est de développer des semences qui seraient plus résistantes à la sécheresse ou moins sensibles aux attaques de champignons. Sous couvert d’un moindre usage phytosanitaire, on développe toutes ces techniques génomiques.
Utiliser l’argument agroécologique est intellectuellement fallacieux. Le résultat final sera, comme toujours, de développer le triptyque de base de la semence moderne : machinisme, chimie, semence, avec en plus une gestion robotique ou numérique.
L’hyper-codage du monde vivant amène à une hyper-numérisation du monde. Il y a aussi ce qui se cache derrière : vouloir tout codifier, tout décoder et tout numériser pour se l’approprier.
LR&LP : Quel message voulez-vous faire passer ?
Marie Océane : Nous venons rappeler qu’une voie alternative existe et qu’il s’agit d’informer le public et de gagner de la force. Toutes nos structures et membres en France ont besoin de soutiens financiers et bénévoles.
Plus on va faire rayonner ces semences paysannes, plus les produits alimentaires qui en sont issus seront identifiables par les consommateurs pour constituer une alternative alimentaire réelle, notamment pour les territoires.
Un enjeu important est de parvenir à faire sortir l’information d’un entre-soi pour permettre au grand public de comprendre à quel point la graine est à l’origine de la bonne ou de la mauvaise santé des écosystèmes, autant que des humains.
Simon : Si la législation favorable aux NGT passe en Europe – et cela risque de se faire car il y a énormément de force et de lobbying derrière – c’est très grave. Cela représente un gros changement en termes d’approche des semences.
Or, le principe de précaution devrait être mobilisé, et ce n’est pas le cas. Les pouvoirs politiques, les experts, les ministres, les lobbyistes veulent nous faire croire que ce ne serait pas un sujet, alors qu’on est sur des questions fondamentales. Cette banalisation est criminelle.
LR&LP : Comment votre travail est-il accueilli par les agriculteurs ?
Simon : Notre réseau rassemble des paysans et des praticiens, avec pour idée de faire avancer la recherche sur le terrain. La conséquence du modèle agricole tel qu’il a été instauré par l’État après 1945, c’est qu’on a tout séparé en matière de recherche et de culture : ceux qui produisent, de ceux qui cherchent et conservent les semences, mais aussi les lieux d’expérimentation des nouvelles semences. On a mis tout ça en silos, ce qui a permis de retirer au monde paysan ce pouvoir de gérer la semence.
Cela a permis aux semenciers de demander et d’obtenir des royalties. L’idée d’avoir un copyright, un droit sur le vivant, c’est une manière de mettre sous tutelle ceux qui utilisent leurs semences pour en tirer de l’argent.
Aujourd’hui, nous fédérons des paysans qui souhaitent s’émanciper de ce système bien installé. Ils subissent une subordination technique et technologique massive insupportable. Mais s’émanciper du système financier, technique, semencier et agrochimique, c’est compliqué. Le premier acte vers le changement, c’est la semence.
LR&LP : Quels sont les avantages concrets des semences paysannes ?
Simon : Elles nous donnent accès de nouveau à une grande diversité de variétés d’espèces, donc à la pratique d’une agroécologie réelle qui suppose rapporter de la diversité, des cultures, des arbustes et des arbres. Nous devons aussi réduire la taille des parcelles pour créer un système complexe qui s’approche beaucoup plus des systèmes vivants et naturels qu’un système normalisé, industriel, simplifié.
Les paysans attirés par le réseau et les semences paysannes sont des paysans qui veulent changer ou s’émanciper, ou les deux. Ceux qui ont du mal à comprendre sont ceux encore très attachés à la première notion qu’on associe à l’agriculture : le rendement.
LR&LP : Comment dépasser cette logique quantitative ?
Simon : On peut sortir de l’obsession du rendement pour aller vers une appréciation de l’efficacité qui dépasse la quantité pour se porter sur la qualité : la réduction de la pollution mais aussi la vie sur la ferme et la capacité à se projeter dans le temps face aux problématiques climatiques, sociales ou écologiques.
Il y a aujourd’hui un enjeu fondamental à cheminer aux côtés de ces agriculteurs, parfois récalcitrants, qui vont devoir admettre un changement de logique et voir autrement l’efficacité d’une ferme. Cela signifie les aider concrètement à se former et financer le changement.
LR&LP : Comment valoriser cette production différente ?
Simon : On est face aux mêmes réflexions que sur le PIB : est-il un bon indicateur pour caractériser la bonne santé d’une société ? Les semences paysannes appellent vraiment une autre logique que celle du rendement. En termes de rémunération, si vous diminuez votre production par deux, vous devez la valoriser autrement, trouver de nouveaux circuits.
Nous parlons des semences faites pour l’alimentation humaine. À côté, l’alimentation animale est un vrai sujet. On importe des quantités énormes de soja, notamment OGM – plus de la moitié du soja importé en France pour les animaux est OGM. Et, l’autonomie sur la ferme pour nourrir les animaux, c’est aussi la question de la semence.
Marie Océane : Si on cherche à définir le paysage des agriculteurs qui s’intéressent aux semences paysannes, il y a ceux qui s’intéressent au mieux manger pour leurs clients. Une production en circuit court, pour être mieux valorisée, doit être de qualité. Les farines issues de semences paysannes ont des qualités excellentes en termes d’apports nutritifs. C’est dans cette direction qu’il faut travailler
Les projets de Sécurité sociale de l’alimentation font partie des pistes qui peuvent contribuer à ce changement tant au profit des paysans que des mangeurs.
LR&LP : Y a-t-il des recherches sur ces liens ? Pierre Weill a fait un travail qui s’appelle « Une seule santé », dans lequel il fait le lien entre le sol, les semences, les animaux et les qualités nutritives de la viande qu’on mange.
Marie Océane : Une camarade de notre conseil d’administration, Véronique Chable, chercheuse à l’INRAE sur la semence, a une conviction avec laquelle on est tous d’accord : c’est la plante qui fait le sol et pas l’inverse. On a souvent tendance à mettre la semence après l’activité du sol, alors qu’en fait c’est la qualité de la plante et de sa vie sur le sol qui vont créer le sol en partie.
LR&LP : Quelles sont les principales difficultés rencontrées ?
Marie Océane : Ce qui limite notre taux de pénétration, je le qualifierais à deux endroits. Le premier, c’est une mauvaise image liée parfois au trop faible taux de germination des graines vendues. Or quand on vend une graine, on a une obligation de germination, surtout quand il s’agit de paysans qui vont devoir nourrir d’autres gens.
Le principal acteur qu’on connaît généralement quand on parle semences paysannes, c’est Kokopelli. Au départ, c’était un réseau de praticiens et de jardiniers amateurs qui multipliaient chez eux, s’envoyaient les graines et mutualisaient les connaissances. Il y avait des lots qui ne levaient pas. Ça a entraîné des catastrophes monumentales, notamment côté maraîcher, d’où une forme de désamour des professionnels agricoles en France.
On a tout un travail de déconstruction de cette image et de reconstruction d’un professionnalisme. Actuellement, les gens qui produisent de la semence paysanne sont de vrais acteurs semenciers, des professionnels. On a des suivis sanitaires et des taux de germination sur les semences.
LR&LP : Et du côté des consommateurs ?
Simon : L’autre point, c’est qu’on a des mangeurs qui ne sont pas vraiment prêts à voir arriver sur le marché la variété de nos productions. Je pense aux tomates en disant ça. On a vu ces 20 dernières années fleurir sur les étals des tomates de plein de couleurs, de formes, etc. Ça a marché, les gens ont apprécié.
Mais quand on arrive avec d’autres légumes, avec des formes et des couleurs « bizarres », on a beaucoup plus de difficultés vis-à-vis du public, des restaurateurs et des mangeurs. Il y a un travail d’éducation et d’accompagnement à faire pour que les consommateurs acceptent cette diversité retrouvée.
Les semences paysannes représentent des millénaires de sélection paysanne et d’adaptation aux terroirs. Face à l’industrialisation de l’agriculture et aux nouveaux défis climatiques, elles incarnent une voie alternative respectueuse du vivant et accessible à tous. L’enjeu dépasse largement le monde agricole : c’est notre souveraineté alimentaire et notre rapport au vivant qui sont en jeu.