Cet article est très largement inspiré de l’étude de Yves-Marie Abraham, intitulée « Du souci scolaire au sérieux managérial, ou comment devenir un HEC », dont je vous encourage vivement la lecture. Pour ceux qui y étudient, l’introspection est extrêmement rafraîchissante, et pour ceux qui n’y étudient pas, le tableau dressé par les sociologues est étonnamment fidèle à la réalité.
Pour le reste, les opinions exprimées n’engagent évidemment que leur auteur.
Inutile de mentir, cet article est écrit au fond d’une salle de cours, et c’est bien là le problème. Pire, il suffit de lever la tête pour se convaincre aisément qu’il ne s’agit là ni d’un cas isolé, ni d’une mauvaise volonté sans limite, ou encore moins d’une « fainéantise » maladive, puisque le vocable est à la mode au plus haut de l’Etat. Les yeux sont rivés sur les ordinateurs, lesquels affichent différents sites Internet qui n’ont pas grand-chose à voir avec le cours de Droit des Sociétés qui se déroule en parallèle. Tout cela se passe sans que personne n’y trouve rien à redire, pas même les enseignants qui luttent comme ils peuvent contre un public fondamentalement inintéressé, et donc inintéressant. Et puis, nous aurons le loisir d’y revenir, les enseignants ne sont pas non plus exempts de tout reproche, bien que capturés par le mode de fonctionnement de l’école.
Une mise en contexte s’impose. Nous sommes à HEC Paris, 2ème meilleur Master en management du Monde selon le dernier classement du Financial Times. Cent trente-huit hectares à la frontière des Yvelines et de l’Essonne équipés de salles de cours modernes, d’infrastructures sportives dernier cri, d’un restaurant universitaire, de deux bars, de logements pour les quelques trois mille étudiants : rarement a-t-on connu meilleures conditions pour étudier. Bien que cela soit loin d’être un gage de bonheur, la plupart des étudiants (et surtout ceux issus de la voie classique « prépa ») sont originaires de milieux sociaux privilégiés (voire ultra-privilégiés), ont mené une scolarité tranquille et brillante du point de vue académique, et ont donc toutes les cartes en main pour balayer d’un revers de manche le spectre du chômage de masse et de la précarité. Toujours selon le dernier classement du FT, le salaire moyen annuel, trois ans après l’obtention du diplôme, est de 100 000 dollars. Soit environ cinq fois le salaire médian français.
Demandez à un étudiant français moyen, empêtré dans les problèmes d’orientation, les affres de l’université et la peur de l’avenir, cela ressemble fortement à une situation idyllique. Alors, se dit-on, pour mériter toutes ces attentions, les étudiants d’HEC doivent travailler comme des acharnés, crouler sous des cours intellectuellement exigeants, un apprentissage en somme rude mais nécessaire quand on sait que l’ambition de l’école est de former les leaders du Monde dans un XXIème siècle à l’équilibre précaire.
Et il n’en est rien. Néanmoins, là n’est pas le plus choquant. Ce qui dérange réellement est que les étudiants d’HEC ont été ces parfaits premiers de la classe, élèves rêvés de tout professeur, et qu’ils ont tout simplement arrêté de l’être en franchissant les portes dorées de Jouy-en-Josas. C’est ce que décrit parfaitement l’enquête de sociologie de Yves-Marie Abraham intitulée « Du sérieux scolaire au sérieux managérial », publiée en 2007 dans la Revue française de sociologie. De 1996 à 2002(*), les auteurs de l’enquête ont observé et interrogé les différents protagonistes de l’école (élèves, membres de l’administration, professeurs) en optant pour un angle d’observation sociologique novateur : non pas celui de la reproduction sociale des « grandes écoles », filière bien identifiée de la sociologie bourdieusienne, mais bien celui de l’investissement (ou plutôt du désinvestissement) scolaire, de la perception de cet investissement relatif et les conclusions que l’on peut en tirer sur le fonctionnement des écoles de commerce, véritables eldorados des études supérieures françaises.

Yves-Marie Abraham lors d’une conférence pour TEDx – HEC Montréal
Sans donner une lecture exhaustive de l’enquête, l’idée générale est de partir d’un antagonisme relativement simple (bien qu’abstrait) qui permet de mieux comprendre comment se situe HEC au milieu de la diversité des formations après le baccalauréat. À la célèbre notion d’homo oeconomicus, Y. Abraham oppose le concept bourdieusien d’homo academicus. Si la notion (ainsi que sa pertinence) fait encore débat, on peut grossir le trait et opposer ces deux idéaux-types : l’homo oeconomicus, utilitariste profond rompu aux exigences de la rentabilité capitaliste, trouvera futile les considérations théoriques de l’homo academicus, qui lui rendra bien en accordant assez peu de crédit aux valeurs de l’homo oeconomicus (pragmatisme, efficacité, etc.). En appliquant cette grille de lecture à l’enseignement supérieur français, on voit immédiatement de quel côté va pencher HEC, et de quel côté va pencher l’ENS. Ce sont évidemment des schémas simplifiés de pensée, mais la simplification n’implique pas nécessairement la fausseté.
Or, ainsi que l’écrit Yves-Marie Abraham, « On doit pouvoir considérer que la réussite particulière d’HEC, au sein de cet espace des écoles de gestion, tient en partie au fait que l’institution n’a jamais complètement cédé à l’une ou l’autre de ces deux critiques. » (p. 40, Revue française de sociologie, 2007/1). En effet, à l’époque où ces lignes sont écrites, HEC est encore proche du modèle de grande école « à la française », avec ce que cette expression comporte d’académicité naturelle. Mais l’on sent déjà que cet équilibre vacille.
En effet, si HEC garde une image sérieuse académiquement grâce à son concours d’entrée (relire, à ce titre, Les héritiers de Pierre Bourdieu, sur le processus de légitimation méritocratique des concours d’entrée aux grandes écoles françaises) et à la classe préparatoire qui le précède, la réalité des études dans le cursus d’HEC est toute autre. Le modèle mis en place par HEC considère que le caractère d’homo academicus de ses étudiants a été certifié par la réussite du concours d’entrée, et qu’il s’agit maintenant de former des « managers », or le manager du XXIème siècle a plutôt intérêt à se conformer à une certaine idée de l’homo oeconomicus, puisqu’une entreprise qui ne fait pas de profit est une entreprise qui meurt.
« Il est insidieusement mais impérieusement demandé aux jeunes étudiants de se « déscolariser » rapidement, afin de rentrer de plein pied dans le monde managérial. »

Le campus d’HEC Paris à Jouy-en-Josas
Alors les cours changent, la théorie disparaît, les matières « nobles » du cursus scolaire français sont supplantées par des énigmes dans la langue de Shakespeare : Ethics & Sustainability, Management & Cost Accounting, Decisions & Data Modelisation, Financial Economics, etc. Il est insidieusement mais impérieusement demandé aux jeunes étudiants de se « déscolariser » (p.45) rapidement, afin de rentrer de plein pied dans le monde managérial.
Si l’on présentait cela à un observateur extérieur sous un voile rawlsien, sa réaction pourrait être la suivante : les étudiants ont souhaité s’orienter dans cette voie, en connaissent les tenants et les aboutissants, et ne peuvent donc pas être surpris de ce changement. De ce fait, il ne serait pas logique de les voir se désintéresser de leurs études. Et c’est pourtant bien ce qui advient, dans des proportions insoupçonnées pour un œil externe. Imaginez le premier de votre classe au lycée manquer une matinée de cours, avec pour simple excuse un haussement d’épaules et une gueule de bois faramineuse. Imaginez maintenant que cette scène se répète en moyenne une fois par semaine. Bienvenue à HEC !
La déscolarisation prônée par les chantres du monde de l’entreprise a donc, contre toute attente, produit un désintéressement, non pas des préoccupations futiles de l’homo academicus, mais bien de ces nouvelles matières bien plus « pratiques », « pragmatiques », « ancrées dans le réel », « business », et la liste des guillemets de rigueur pour cette novlangue est bien longue. Si l’on s’en tient au postulat de départ de Y.Abraham, faisant état d’une métamorphose de l’homo academicus sortant de classe préparatoire en homo oeconomicus, on comprend alors que mes camarades et moi-même, pataugeant au milieu d’une deuxième année dans le programme Grande Ecole, sommes dans le no-man’s land de la métamorphose, perdus dans les limbes d’un entre-deux tout à fait inconfortable. En effet, beaucoup d’étudiants ont assimilé, digéré, et revendiquent volontiers ce que l’on pourrait appeler le « modèle standard » du monde de l’entreprise. La grille de lecture est connue (rentabilité, efficacité, flexibilité) et l’antagonisme capital-travail, bien que parfois inconscient, a été incorporé, chacun sachant de quel côté il vaut mieux être. Dans ces conditions, il semblerait aisé de leur faire apprendre les quelques ficelles du métier, et d’en faire des parfaits managers du monde moderne. Mais de manière incompréhensible, le grain de sable se situe dans ces enseignements sommaires, d’une facilité déconcertante pour des élèves qui ont été capables de gratter dix pages (dont certaines brillantes) sur des apories telles que « crépuscule de la vérité » ou « un monde sans nature ».
« La déscolarisation prônée par les chantres du monde de l’entreprise a donc, contre toute attente, produit un désintéressement, non pas des préoccupations futiles de l’homo academicus, mais bien de ces nouvelles matières bien plus « pratiques », « pragmatiques », « ancrées dans le réel », « business », et la liste des guillemets de rigueur pour cette novlangue est bien longue. »
C’est donc un immense paradoxe qui s’exprime chez ces étudiants. Selon un sondage interne, les intentions de vote donnaient environ 80% à Emmanuel Macron et François Fillon cumulés, ce qui, sans verser dans le cliché sauvage, nous permet de conclure que les étudiants d’HEC ne sont pas des adversaires de la première heure du « modèle standard ». Toutefois, ces mêmes 80% n’hésitent pas à qualifier leur apprentissage à HEC de soporifique, se désinvestissent même totalement de la question scolaire, manifestant à l’endroit des matières enseignées un dégoût profond.

Crédits : CITIZENSIDE / PAUL-MARIE GUYON / Citizenside (AFP)
27 juillet 2015, le ministre de l’Economie Emmanuel Macron donne un discours pour la cérémonie de clôture de l’université du Medef à HEC Paris.
Qui sont les coupables ?
Deux voies apparaissent en réponse à cette question visiblement insoluble. Dans son enquête, Y. Abraham met en avant le rôle de l’administration de l’école, qui offre trop de souplesse aux étudiants en termes d’assiduité et de performance, ce qui contribue évidemment au non-investissement d’élèves fatigués et en quête de temps libre après deux voire trois ans de travail acharné en classes préparatoires. D’autre part, le sociologue revient plus longuement sur le rapport pervers que les professeurs entretiennent à la fois avec l’administration de l’école mais aussi avec les élèves. Comme l’explique Yves-Marie Abraham, les élèves notent les professeurs, dont l’évolution de carrière et de salaire dépendent en partie de cette note (p.63). Un aveugle verrait le conflit d’intérêts tellement il est évident.
Permettons-nous d’ouvrir une nouvelle voie en réponse à cette question (tout en sachant que l’une n’est pas exclusive de l’autre, au contraire), une voie qui se recentre sur le rapport que les étudiants ont à leur enseignement. La scolarité française est extrêmement conceptuelle, et la classe préparatoire constitue quelque part l’aboutissement de l’enseignement dans ce qu’il peut avoir de conceptualisé. Pendant deux ans, les jeunes étudiants doivent jongler avec des mots qui ont trois étymologies, des dizaines d’appréciations différentes, des sens critiques, parfois antagonistes. Ces concepts s’affrontent, s’entremêlent, mais doivent tenir dans un ensemble cohérent que l’on nomme « dissertation ». Et si rédiger une dissertation n’est pas inconcevable, rédiger une « bonne » dissertation (tout en mesurant la subjectivité du qualificatif « bon ») est autrement plus délicat, puisque l’exercice de la dissertation consiste à manier des concepts a priori étrangers les uns aux autres, les faire se répondre de manière logique et cohérente pour former une idée claire. Le tout doit être cohérent, les parties doivent l’être tout autant.
« Les élèves notent les professeurs, dont l’évolution de carrière et de salaire dépendent en partie de cette note. Un aveugle verrait le conflit d’intérêts tellement il est évident. »
Or, en arrivant à HEC, les étudiants découvrent un enseignement quasi-déconceptualisé, dont l’esprit critique est absent et dont les termes savants, certes maintenant disponibles en version bilingue, sonnent curieusement creux, même aux oreilles des plus fervents avocats du système qu’ils supportent. On pourrait donc supputer que c’est précisément cette absence conceptuelle qui entretient le désintéressement scolaire des étudiants d’HEC, puisque, si l’on s’affranchit des considérations inégalitaires et reproductives, l’enseignement du système scolaire (surtout celui reçu auparavant par les élèves d’HEC, sensiblement meilleur que la moyenne) reste plus excitant intellectuellement. Les étudiants d’HEC, encore fraîchement sortis de ce système, y restent encore fondamentalement attachés. Et ne peuvent donc s’enthousiasmer en cours de Management & Cost Accounting.
Cette piste de réflexion appelle deux politiques possibles : reconceptualiser l’enseignement dans le prolongement de la classe préparatoire, ou « passer en force » et faire en sorte que ce désintéressement scolaire s’essouffle naturellement. On devine facilement la voie empruntée par HEC. À l’heure de la diplomation, les étudiants d’HEC se retournent sur leur scolarité, sourient quand vient le moment d’en faire le bilan académique pur, mais cela ne leur pose plus de problème. Ils ont fini par s’intéresser à ce qui les dégoûtait presque deux ans plus tôt, acceptant finalement la suite logique de leur digestion théorique du modèle standard. L’homo academicus a disparu, et avec lui la promesse d’avoir des dirigeants d’entreprise et des cadres supérieurs capables de prendre du recul sur le monde dans lequel ils évoluent.

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