Extrait
« Oui, le petit garçon il le fait, mais c’est dangereux ! » Le petit garçon, c’est le mien. Mon fils n’a pas peur de grimper. Il a commencé dès qu’il tenait sur ses jambes. Oui, il est déjà tombé, et il s’est relevé. Et la fois suivante il a fait plus attention. À chaque fois il évaluait mieux ses capacités. Mon fils ne croit pas que toucher la terre, c’est sale.
Hier, l’éducatrice de la garderie s’est excusée que ses vêtements soient salis à la fin de la journée. Je lui ai dit que je serais inquiète si mon fils ne se salissait pas. Elle n’en revenait pas.
Il doit bien exister quelque part un endroit où les enfants ont encore le droit d’explorer le monde, de mettre des choses à la bouche, de sentir, de tomber, de crier. D’apprendre par leur corps. Ici il faut marcher vite et droit, et ne pas faire de bruit. Le parc est à trois cents mètres de la maison. Parfois ça nous prend trente minutes pour y aller. C’est qu’il y a tellement de choses qui nous appellent sur le chemin.

La buée sur la vitre du restaurant de Tony quand on y plaque nos visages, la poche de Monsieur Kateb derrière son comptoir où on trouve toujours un petit chocolat carré. Le préféré de mon fils c’est celui avec le papier rouge. Si Mimi n’est pas occupée avec un client, elle nous donnera une fleur qui ne pique pas. Mon fils me l’accroche dans les cheveux. La manipulation peut bien prendre dix minutes. Quand une poussette pressée nous dépasse, on s’écarte et on fait le garde-à-vous.
Il faudrait que je caserne mon fils dans un monde d’enfants, avec des barreaux au lit, des fourchettes en plastique et des petits pots de nourriture pour bébé. Que son lieu de défoulement soit un carré de béton cerclé par des grillages de fer. Et que dans la rue, dans les magasins, au restaurant, il soit immobile et silencieux. À croire que les gens veulent des gosses peluches, comme ils veulent des chiens qui s’arrêtent au feu rouge.
Mon fils aura plein d’adultes autour de lui. Il ne sera pas enfermé dans le noyau de Papa et Maman.

Il doit bien exister quelque part une société où un humain ne se construit pas dans la peur de se faire mal, d’être malade, de déranger, de se faire juger, d’être sale. Où on aurait le droit de tomber, de se salir, de se disputer, de se tromper. Il doit bien exister quelque part, cet humain-là. Quelque part, loin d’ici. Ou dans mon ventre.
Cette série d’article vous propose d’aborder différents sujets de société par le prisme de petits personnages tirés du roman 30 ans dans une heure de Sarah Roubato (ed Publie.net)
