Nouvelle avancée dans l’affaire des « Football Leaks », le gigantesque scandale financier déclenché à la fin de l’année dernière par la publication de documents confidentiels sur les pratiques fiscales douteuses des plus grandes figures du football international ; mardi 27 juin dernier, le « super-agent » portugais Jorge Mendes, qui gère notamment les carrières de Cristiano Ronaldo et de son compatriote José Mourinho (l’entraîneur du club Manchester United), a été mis en examen après une audience devant le tribunal d’instance de Pozuelo (Madrid). L’occasion de revenir sur les brûlantes révélations des « Football Leaks », qui peinent encore, près de 6 mois après leur publication, à atteindre les stars du ballon rond incriminées.
Coup de sifflet
Il s’agit, selon Mediapart, de « la plus grande fuite d’informations de l’histoire du sport ». 1 900 gigaoctets de données réparties sur 8 disques durs, analysées, organisées puis publiées par un consortium de médias (l’European Investigative Collaborations, rassemblant 72 journalistes dont ceux de Mediapart, de l’allemand Der Spiegel, le britannique The Sunday Times, ou encore l’espagnol El Mundo) au début du mois de décembre 2016.
Difficile de résumer en quelques mots l’ampleur du scandale. Les quelques 18,6 millions de documents confidentiels remis au Spiegel braquent les projecteurs sur les coulisses peu ragoûtantes du financement du football : « évasion fiscale, paradis fiscaux, blanchiment, conflits d’intérêts, commissions occultes pour faciliter les transferts de footballeurs, exploitation des joueurs mineurs, agents sans foi ni loi, financiers aux connexions mafieuses », rien ne manque au tableau esquissé par Mediapart.
Depuis 6 mois, les documents sont publiés au compte-goutte par l’EIC, déclenchant ici et là des procédures judiciaires à l’encontre des joueurs et des agents. Parce qu’il est le joueur le plus renommé de la planète, ainsi que le mieux payé, l’attaquant portugais du Real Madrid, l’OVNI footballistique au surnom scandé par les foules, est au cœur de l’affaire. En effet, « CR7 » aurait, si l’on en croit les révélations, dissimulé au fisc espagnol jusqu’à 150 millions d’euros de recettes publicitaires, échappant à l’imposition classique de l’Espagne (entre 25% et 45%).

CR7 sur le banc… des accusés
La complexité du montage fait tourner la tête. Pour faire simple, il faut considérer les revenus de la star portugaise comme divisés en deux parties : son salaire, versé par son club (34 millions d’euros en 2014), et les recettes que lui apportent son image (campagnes publicitaires, maillots à son effigie). Cette deuxième source de revenus est considérable : des entreprises comme Nike, Honda ou Emirates sont prêtes à débourser des millions. Par exemple pour avoir « CR7 », un spot publicitaire, une séance photo d’une demi-journée, deux messages sur les réseaux sociaux, cinq maillots dédicacés… Nike débourse 1,1 million d’euros !
Pour mieux gérer ces revenus, l’attaquant les reçoit par le truchement d’une société – pour de telles sommes, c’est une pratique commune et recommandée. Le hic : contrairement à certains bons élèves, comme Karim Benzema, la société de « CR7 » n’est pas domiciliée en Espagne (le pays où il joue), mais dans un paradis fiscal, les îles Vierges britanniques (BVI).
La tentation est forte, comprenez-le : faire transiter ces revenus par une société-écran des Caraïbes permet à Ronaldo de ne pas en toucher mot au fisc espagnol ; une façon pour lui d’économiser près de 31 millions d’euros d’impôts. Derrière ce montage habile se cache Jorge Mendes, l’agent le plus puissant du monde du football. Très proche de Ronaldo, qui le considère « comme un père », il a tout arrangé pour lui avec un ami milliardaire, le singapourien Peter Lim. Son palmarès de fraude ne s’arrête pas là : sa mise en examen récente concerne aussi son implication dans la fraude fiscale d’environ 3 millions d’euros de José Mourinho, l’entraîneur de Manchester United.

L’arbre qui cache la forêt
S’il concentre aujourd’hui toute l’attention, Mendes n’est pas le seul agent sans scrupules visé par les « Football Leaks ». On citera notamment Mino Raiola, agent italien du bleu Paul Pogba. Selon les révélations, cet homme aurait illégalement gonflé le montant du transfert du joueur de la Juventus à Manchester United (le plus cher de l’histoire du foot, à 127 millions d’euros) pour empocher 27 millions d’euros. Malgré ce carton rouge, l’agent dort toujours sur ses deux oreilles : après une rapide enquête, la FIFA a condamné le club italien à 60 000 euros d’amende (une bagatelle comparée aux montants en jeu). En théorie, le club anglais a le droit de poursuivre Raiola, de même que la fédération anglaise de football (FA), mais pour l’instant, rien ne bouge.
C’est bien là l’ironie de cette affaire : malgré l’ampleur du scandale, et l’abondance de preuve, les peines se font attendre, et les joueurs sont pour l’instant à peine inquiétés (même si Ronaldo a évoqué un départ du Real Madrid). En France, le parquet national financier (PNF) a annoncé l’ouverture d’une « enquête préliminaire pour blanchiment de fraudes fiscales aggravées », pour les cas où le fisc français a été lésé. Côté européen, la commission a annoncé qu’elle se pencherait sur la question de l’évasion fiscale dans le monde du sport, pour empêcher d’autres montages de la sorte de voir le jour. Les joueurs incriminés, pendant ce temps, courent toujours sur le gazon.

Prolongations à prévoir
Car l’arsenal légal déployé par ces mastodontes est suffisamment puissant pour ralentir les procédures à l’extrême, dès le début des fuites d’information, les cabinets d’avocat des joueurs ont enclenché une virulente riposte. Comme le rapporte Mediapart, le cabinet espagnol Senn Ferrero, qui représente Ronaldo, a menacé dès novembre 2016 le consortium de médias EIC de « poursuites pénales et d’actions civiles pour réclamer des dommages », parvenant même à faire interdire la publication des « Football Leaks » en Espagne (interdiction bravée par le journal El Mundo).
Cette pression légale sur les journalistes n’est rien comparée à celle que reçoit « John », la source de toute l’affaire. Cet homme secret, « bon vivant au rire communicatif, qui aime la fête et la bière », « fou de foot », a commencé à faire fuiter des documents par Internet à la fin de l’été 2015, avant de tout remettre au quotidien allemand Der Spiegel au printemps 2016. Dans ses nombreux échanges avec le quotidien, il répète vouloir « nettoyer le football, (…) un système extrêmement corrompu qui n’agit que pour lui-même ». Même si ses méthodes ont été parfois douteuses, probablement illégales, il se considère comme un lanceur d’alerte ; son histoire, narrée par Mediapart, évoque les romans d’espionnage, où se mêlent argent sale, piratages informatiques, chantage et détectives privés.
Après le Fifagate de 2015, qui a démontré la corruption présente dans les plus hautes sphères du football international, les « Football Leaks » sont une craquelure de plus sur la belle façade de ce sport qui déchaîne les passions aux quatre coins du globe. Dans un blog du Monde, le chroniqueur Jérôme Latta y voit un symptôme d’une société malade du capitalisme et du divertissement de masse, où les « hyper-riches » refusent « le principe même de l’impôt », dans l’indifférence de pouvoirs publics laxistes et frileux à l’endroit d’une industrie si prospère, et avec l’approbation inconsciente de millions de fans hypnotisés par la maîtrise du ballon, les sourires et les flashes – « du pain et des jeux », ricane sûrement, du fond de sa tombe, le poète latin Juvénal.

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