Depuis fin janvier, la gestion de quelque 800 kms de digues domaniales a été transférée de l’État aux collectivités territoriales dites « gémapiennes ». Une décision à priori technique, qui pourrait pourtant se faire au détriment de la gestion des milieux aquatiques.
Le sujet pourrait sembler de niche, mais il ne l’est pas. Depuis le 29 janvier dernier, la gestion et la responsabilité des digues domaniales ont été transférées aux groupements de collectivités territoriales qui exercent la compétence de Gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations (Gemapi).
Orchestré par l’État, ce transfert, qui s’inscrit dans la continuité de la loi « Maptam » adoptée en 2014, concerne un peu plus de 800 kms de digues domaniales sur l’ensemble du territoire, « ce qui équivaut à 10% du linéaire français », entame Perrine Broust, directrice de l’association France Digues, pour La Relève et La Peste.
Conséquence directe de cette mise à disposition, c’est désormais aux autorités dites « gémapiennes » de surveiller l’état et de financer les travaux d’entretien comme les investissements de ces ouvrages essentiels à la protection des riverains face aux inondations.
« Officiellement, l’objectif affiché par l’État est de permettre une gestion plus globale et moins morcelée des milieux aquatiques et des risques contre les inondations, développe Perrine Broust pour La Relève et La Peste, mais officieusement, ce transfert est aussi une belle aubaine financière pour l’État… Dans un contexte où on sabre en permanence les budgets des ministères, c’est tout à son avantage. »
Des « budgets locaux grévés »
Consécutivement à la publication de deux décrets en novembre 2023, deux décisions ont été prises pour tenter d’alléger la charge financière qui incombe désormais aux autorités gémapiennes : les travaux de sécurisation des digues seront pris en charge à 80% par l’État jusqu’en 2027 au titre du fonds Barnier, tandis qu’une enveloppe appelée ‘soulte’ pourra être versée pour compenser une partie des travaux qui n’auraient pas encore été réalisés au moment du transfert.
« L’État était censé transmettre des digues en bon état, mais force est de constater que ce n’est pas toujours le cas… », souligne à ce titre Perrine Broust pour La Relève et La Peste.
Inquiète, la directrice de France Digues regrette plus largement le manque d’informations relatives au transfert, expliquant que l’association France Digues ne dispose toujours pas de la liste exhaustive des ouvrages domaniaux transférés aux autorités gémapiennes. Surtout, Perrine Broust déplore la charge financière que ce transfert va représenter pour les nouveaux gestionnaires, et ce malgré les aides avancées par l’État.
« Ce nouveau transfert risque de mettre à mal l’équilibre budgétaire de certaines collectivités, en charge non seulement de la protection contre les inondations, mais aussi des milieux aquatiques », dit-elle à La Relève et La Peste.
Quelques mois auparavant, le Conseil national d’évaluation des normes avait déjà rendu un avis défavorable, soulignant le fait que le transfert de gestion viendrait « grever les budgets locaux » des collectivités territoriales.
« Les digues qu’on récupère ne sont pas en bon état »
A l’échelle locale, ces inquiétudes sont notamment partagées par le Syndicat mixte de l’Isère et de l’Arc en Combe de Savoie (Sisarc). Situé en région Auvergne-Rhône-Alpes, le Syndicat a hérité de la gestion d’environ 80 kms de digues domaniales.
« Rien qu’à nous seul, on a récupéré 10% de l’ensemble des digues domaniales du territoire, débute François Rieu, président du Sisarc, pour La Relève et La Peste. Dans une vallée qui compte 60 000 habitants, ce n’est pas un mince sujet… »
Parmi les inquiétudes du Syndicat, François Rieu soulève de prime abord la charge financière que la gestion des digues domaniales va représenter pour le Sisarc.
« Les digues qu’on récupère ne sont pas en bon état, explique-t-il. Jusqu’en 2027, on va s’en pouvoir s’en sortir grâce à certaines aides versées par l’État, mais après, ça va devenir impossible. »
Un transfert opéré au détriment de la gestion des milieux aquatiques ?
Autre point d’inquiétude et non des moindres, le Sisarc craint ne plus pouvoir accorder autant de financements qu’il le souhaiterait à la gestion des milieux aquatiques sur son territoire, faute de ressources suffisantes.
« Dans l’appellation « Gemapi », il y a deux idées, insiste François Rieu. Le « pi », qui renvoie à la prévention des inondations, mais aussi le « gema », qui concerne la gestion des milieux aquatiques. Vu le coût financier que va représenter la gestion des digues domaniales, ce qu’on craint, c’est qu’à terme, la partie « gema » passe complètement à la trappe, alors que ce n’est pas du tout ce qu’on souhaite… »
Et de renchérir : « Même si on prélevait la taxe Gemapi [taxe locale sur le contribuable instaurée en 2018, NDLR] au maximum pour financer le reste à charge, ça resterait insuffisant. »
Soulevées par François Rieu, ces inquiétudes sont partagées de longue date par Perrine Broust.
« Récupérer la gestion des ouvrages domaniaux, qui plus est s’ils ne sont pas en bon état, risque de grever les ambitions de certaines communes en termes de protection des milieux aquatiques, détaille-t-elle, alors même qu’on sait très bien que les actions sur les milieux aquatiques permettent justement de limiter l’occurrence des inondations et leur impact. »
Et de compléter : « L’essence même de la Gemapi, c’est d’avoir une vision globale pour la gestion des milieux aquatiques et des inondations… Si le volet « pi » venait à grever le volet « gema », ce serait un préjudice immense pour la préservation des milieux aquatiques. »
Dans ce contexte tendu, certaines collectivités n’ont pas dit leur dernier mot. La communauté de communes du chinonais a notamment décidé de mener une action contre l’État « d’ici le printemps », comme l’annonçait récemment nos confrères de France Bleu.
L’association France Digues va, elle, lancer un questionnaire auprès des nouveaux gestionnaires pour mieux chiffrer le nombre exact de digues concernées, savoir dans quelles conditions elles ont été transférées, ainsi que connaître les éventuelles inégalités territoriales. « Ça va être un chantier de longue haleine, conclut Perrine Broust, mais on va rester mobilisés. »