Selon les Nations unies, plus de 3 000 membres du groupe ethnique rohingya ont entrepris en début de semaine la traversée depuis la Birmanie jusqu’au Bangladesh. Victimes dans leur pays de persécutions ethniques, ces musulmans de l’état birman de Rakhine (aussi appelé Arakan) fuient les violences – récemment renouvelées par une escarmouche à la frontière – qui opposent l’armée et les rebelles de l’armée arakanaise du salut Rohingya (Arsa).
Fuite en avant
Les premières victimes des affrontements armés sont toujours les civils pris entre deux feux. A peine trois jours après l’attaque par les rebelles rohingya de plusieurs postes frontières, causant la mort de 12 membres des forces de l’ordre birmane et 77 attaquants de la minorité, ce sont plus de 3 000 civils (pour l’essentiel des femmes et des enfants) qui ont franchi les frontières du Bangladesh voisin, espérant y trouver refuge. L’ONU, qui a transmis la nouvelle aux médias, s’est dite par l’intermédiaire de son secrétaire général Antonio Guterres « profondément préoccupée » par la situation et a demandé aux autorités birmanes « d’assurer la sécurité de ceux qui en ont besoin et leur fournir de l’aide ».
D’autres réactions ont suivi cette déclaration, comme celle du président turc Recep Tayyip Erdogan. En dépit des tares de son pays vis-à-vis des minorités (les chrétiens, les kurdes), l’homme fort de la Turquie a regretté des faits « extrêmement douloureux » et promis d’évoquer le sujet avec ses homologues : « bien sûr, nous condamnons cela le plus fermement, et nous allons assurer un suivi à travers les institutions internationales », a-t-il déclaré. Le premier pays à faire l’effort est bien sûr le Bangladesh, qui fait pourtant le dos rond face à cette nouvelle vague de réfugiés, qui a rejoint les 75 000 personnes déplacées en octobre 2016 dans des camps de fortune près de la frontière.
Persécution historique
Car la situation ne date pas d’hier. Depuis 1982, date à laquelle une loi a déchu les Rohingyas de la nationalité birmane, cette minorité qui compte près d’un million de membre est apatride. Vivant majoritairement dans l’Etat de l’Arakan, à l’est du pays, les Rohingyas sont depuis « l’une des ethnies les plus persécutées du monde », pour citer l’Organisation des Nations unies (ONU). La haine que leur voue une partie de la majorité bouddhiste du pays, menée par le bonze Ashin Wirathu et son mouvement 969, s’explique par un mélange de xénophobie (l’origine des Rohingyas est contestée, mais ils ne sont probablement pas de souche birmane) et de haine religieuse (les Rohingyas sont de confession musulmane, contrairement à 88% de la population, bouddhiste).

Cette même haine, longtemps ouvertement encouragée par le gouvernement, a la peau dure. Entre 1978 et 1992, explique le Monde diplomatique, la junte militaire du général Ne Win a fait régner sur le pays « une ère d’obscurantisme et de totalitarisme », notamment pour les Rohingyas, privés de nationalité et victimes « d’une propagande raciste dans les écoles et médias » puis « d’opérations de purification visant à débarrasser le pays des “étrangers” ». Tout a été fait pour se débarrasser d’un peuple honni pour avoir combattu aux côtés des colons britanniques lors de la guerre d’indépendance du pays.
Plus récemment, une série de lois a dépouillé les Rohingyas de droits élémentaires, rappelant l’Allemagne des années 30 : « les Rohingyas ne peuvent plus voter ni occuper certaines fonctions et doivent informer les autorités de leurs mouvements sous peine d’amende. Ils n’ont pas le droit d’être propriétaires, leurs terres sont confisquées et leurs habitations détruites », se désole Mme Célestine Foucher, de l’ONG Info Birmanie. Dans les couloirs des Nations unies, on n’hésite pas pour qualifier la situation à invoquer le mot « crime contre l’humanité ».

Car les victimes de cette purification ethnique sont nombreuses : plusieurs centaines de tués (difficile à dénombrer dans un pays largement fermé aux médias extérieurs) et plusieurs centaines de milliers de réfugiés, surtout au Bangladesh voisin, qui en dénombre 400 000, mais aussi en Malaisie et en Indonésie, privilégiées par les Rohingyas car de majorité musulmane.
Silence, on discrimine
Longtemps ignoré par le reste du monde, le sort de cette communauté prend de plus en plus d’importance dans l’actualité, grâce aux efforts de ses membres pour avertir l’humanité : citons l’exemple de M. Habiburahman, né en 1979 en Birmanie et réfugié en Australie, qui a publié un livre (Rohingya, Nous, les innommables. Un tabou birman) que son co-auteur, Sophie Ansel, décrit comme « le récit d’un peuple en voie d’extermination ». Un livre choc, qui contrastait à sa sortie (2012) avec le silence ambiant, entretenu par la censure birmane, la complexité des enjeux dans cette région, et aussi, curieusement, l’idée reçue selon laquelle le bouddhisme est une religion de paix : « l’idée de bouddhistes massacrant des musulmans est quasiment inconcevable », note le Monde diplomatique.
Plus tristement, la couverture médiatique s’est aussi accrue quand une frange des Rohingyas a décidé de cesser de fuir et de prendre les armes. En 2012, au lendemain d’émeutes anti-Rohingyas causant la mort de 100 d’entre eux et le déplacement de 140 000 autres, un groupe de réfugiés en Arabie Saoudite fonde l’armée arakanaise du salut Rohingya (Arsa) avec un but clair : « libérer l’Arakan ».
Sacrifiés à l’Arakan
Aujourd’hui, cette faction mène une guérilla contre les forces du gouvernement depuis les montagnes de May Yu, au nord de l’Etat. Comme le rapporte l’Express, l’appel des armes séduit de plus en plus les jeunes Rohingyas, qui ne veulent plus fuir les persécutions : « nous sommes des centaines à nous cacher dans les collines. Nous avons prêté serment de sauver l’Arakan, même si c’est avec des bâtons et des couteaux », a proféré à l’AFP un jeune rebelle.
Malgré la légitimité de leur combat, ces rebelles participent aujourd’hui largement à l’escalade de la violence dans la région, leurs attaques contre les postes de police provoquant des échauffourées comme celle de lundi, tandis que femmes et enfants désertent la région : « ils se battent pour nos droits. J’ai envoyé mes fils combattre pour l’indépendance. Je les ai sacrifiés à l’Arakan », déclare une mère rohingya.
Laxisme international
Quel espoir pour ces combattants désespérés ? Aujourd’hui, les sanctions économiques qui visaient la Birmanie de la junte militaire ont été levées par les grandes puissances de la planète, et les condamnations se font à mi-voix. A la demande de la dirigeante de facto du pays, Aung San Suu Kyi, certains dirigeants, comme l’ancien premier ministre Jean-Marc Ayrault, évitent même l’emploi du terme « rohingya » en sa présence.

De plus, comme le note le politologue Renaud Egreteau, « la question ethnique est liée à des enjeux territoriaux et économiques. (…) Pacifier la périphérie, c’est se heurter à de vastes intérêts »… car l’Arakan est une région riche en « bois, pierres précieuses et minerai, ainsi qu’en potentiel hydraulique », exploités par des multinationales qui n’ont pas intérêt à une intervention d’envergure.
Passivité coupable
Pourtant, les voix s’élèvent du côté des Nations unies, à l’instar de celle de Kofi Annan, ancien secrétaire général de l’ONU, qui a publié le jour même de l’attaque un rapport sur la situation en Arakan, appelant les forces en présence à « la retenue ». Pour voir la situation évoluer dans le bon sens, la pression internationale doit s’accentuer sur Aung San Suu Kyi qui, en dépit de son prix Nobel de la paix, ferme actuellement les yeux sur les événements dans l’est de son pays.
Selon plusieurs experts, le silence coupable de la dirigeante s’explique par une peur de perdre le soutien des bouddhistes extrémistes, ainsi que de l’armée, qui contrôle selon la loi 25% des sièges du Parlement. Il y a pourtant urgence à mettre fin à cette discrimination ethnique ou, comme conclut Sophie Ansel, « à ce rythme, les Rohingyas vont disparaître de Birmanie ».

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