Depuis 2011, les Nations Unies sous l’égide de l’Unesco organisent un grand exercice de tsunami dans la Caraïbe : un tsunami en zone Caraïbe, c’est potentiellement 500 000 morts. En Europe, nous oublions que la mer Méditerranée peut aussi être une mer à tsunami. En moyenne par an, de 2000 à 2016, plus de 220 millions de personnes ont été affectées par les catastrophes naturelles et plus de 92 000 y ont trouvé la mort.
Face à ce constat, le hacker guadeloupéen Gaël Musquet a créé l’ONG HAND : Hackers Against Natural Disasters. Nous l’avons interrogé pour en savoir plus sur la prévention et la gestion de crise en France, et le rôle du numérique pour mieux s’y préparer.
La Relève et La Peste : Comment et pourquoi HAND a été créée ? Quelles sont vos actions ?
Gaël Musquet : HAND a été créée en 2016 suite à des réflexions sur la sollicitation des communautés scientifiques, techniques et numériques après des crises sur lesquelles nous étions régulièrement mobilisés avec notamment OpenStreetMap. On arrivait en urgence pour régler les problèmes de tout le monde : fournir des cartes pour les ONG, cartographier les dégâts et les camps de réfugiés, définir où et comment distribuer vivres, eau et matériel.

L’idée était donc de ne plus travailler dans cette notion d’urgence. Je suis météorologue de formation, plutôt focalisé sur l’anticipation et la prévention. HAND a ainsi deux missions :
– Sensibiliser les gens sur leur territoire en formant des citoyens pour qu’ils soient autonomes pour faire face aux crises
– Créer un corps de sécurité civile numérique
Pour HAND, le meilleur moyen de résister et de survivre en cas de crise, c’est que les gens soient déjà prêts sur leur territoire en attendant la cavalerie : organisation, formation et information pour qu’ils puissent s’organiser dès la frappe des catastrophes naturelles. L’aide extérieure est bien entendu nécessaire, mais en l’attendant pendant plusieurs jours ou plusieurs semaines, il faut que les gens soient capables de se débrouiller tout seul grâce à tout ce que le numérique apporte en termes de transmission des savoirs et des compétences scientifiques et techniques. L’idée est de créer une riposte numérique concrète, complémentaire aux efforts plus institutionnels de l’État français. Aux Antilles françaises, aucune évacuation massive n’aura lieu et le territoire n’est prêt ni techniquement, ni humainement à faire face à un risque pourtant élevé. La création de HAND en 2016 est la concrétisation et la synthèse de tout ce qui nous a frustrés pendant six ans entre le séisme en Haïti et 2016.
2010 : séisme à Haïti, plus de 230 000 morts et 220 000 blessés
2015 : première opération sur le terrain
2016 : création de HAND avec exercice sur le terrain
2017 : même opération à Marie Galante en Guadeloupe
Concrètement, ces opérations menées sur le terrain nous ont permis d’identifier trois compétences clés sur lesquelles on a intérêt à se mobiliser AVANT les crises, essentiellement focalisées sur le numérique puisqu’il s’agit de notre spécialité.
« Il faut que les gens soient capables de se débrouiller tout seul grâce à tout ce que le numérique apporte en termes de transmission des savoirs et des compétences scientifiques et techniques. L’idée est de créer une riposte numérique concrète, complémentaire aux efforts plus institutionnels de l’État français. »
Première compétence-clé, les déploiements des réseaux numériques. Si les gens ne sont pas connectés, il n’y a aucune utilité numérique directe. Notre premier enjeu est donc de former des administrateurs réseaux et systèmes qui vont être capables de reconnecter, redéployer et réparer des réseaux informatiques. Ces réseaux permettent d’avoir accès à Internet soit par satellite, soit par des lignes ADSL qui seraient encore actives, soit en allant chercher Internet sur des fibres optiques ou des accès Internet qui sont dispos dans d’autres îles voisines.
Une fois ces réseaux déployés, la deuxième compétence-clé sont les médias sociaux enrichis en situation d’urgence : les community managers doivent être préparés à gérer les réseaux sociaux en cas de crise, et les citoyens doivent être formés à les utiliser correctement pour que les messages sociaux (tweets, posts FB, Waze, messageries instantanées) soient utilisés de la manière la plus optimale possible pour la gestion d’urgence.
Cela veut dire ne pas répandre de rumeurs, recouper les sources, ne pas publier les photos des victimes, ne pas se mettre en danger ni mettre en danger les forces de sécurité civile présentes pour porter secours. Il faut aussi que les comptes des autorités officielles soient bien identifiés : préfecture, police, gendarmerie, sécurité civile, médecin, SAMU ; et que ces services publics soient présents sur les réseaux sociaux pour que le jour où il y ait le chaos, les citoyens sachent tout de suite à qui remonter des informations du terrain.

Enfin, la troisième compétence-clé liée pour nous aux deux autres, c’est la radio. En cas de crise, on utilise la radio sous plein de formes avec la téléphonie mobile et le wifi, et on oublie souvent les radioamateurs. Ce sont des personnes titulaires d’une licence donnée par l’Etat qui leur donne le droit d’émettre sur des bandes de fréquence réservées aux radioamateurs dont certaines aux urgences. Former des radioamateurs en sécurité civile, c’est contribuer à la résilience des territoires. Au sein de HAND, avoir ces radioamateurs, les identifier, et s’entraîner avec eux, c’est un aussi moyen de travailler sur la prévention.
A Puerto Rico avec l’ouragan Maria, la Croix-Rouge et les ONG présentes sur place ont fait appel aux 50 meilleurs radioamateurs américains qui y ont été et ont permis, dans des points stratégiques, de remonter des informations du terrain. Sans télécommunication, on ne sait pas où distribuer l’aide alimentaire, les groupes électrogènes ou l’eau. Ce qui a tué à Puerto Rico, c’est que dans les jours qui ont suivi la crise, on n’avait pas d’informations et de vecteurs de communication. Même si FB, Google et Tesla ont eu des initiatives heureuses en essayant de reconnecter les gens avec des ballons, il a fallu attendre des semaines avant que tout ne se remette en place. Les ballons ont été mis en place six semaines après Irma et Maria !
En attendant l’aide extérieure, d’où qu’elle vienne, il faut que les gens soient autonomes sur leur territoire grâce à ces trois compétences-clés : les réseaux numériques, les réseaux sociaux et la radio. Pour HAND, ces trois vecteurs permettent d’augmenter les chances de survie au-delà de la nourriture, de l’eau et des soins des premiers secours.
Les télécommunications et le numérique sont un vrai vecteur de vie aujourd’hui, ce n’est plus que du confort. Il y a un vrai enjeu de survie d’avoir et de transmettre les bonnes informations pour éviter le chaos.
« Sans télécommunication, on ne sait pas où distribuer l’aide alimentaire, les groupes électrogènes ou l’eau. Ce qui a tué à Puerto Rico, c’est que dans les jours qui ont suivi la crise, on n’avait pas d’informations et de vecteurs de communication. »
HAND travaille en parallèle sur un autre point : équiper les territoires de capteurs météorologiques, sismiques, marégraphiques pour mesurer la hauteur de l’eau avant l’arrivée d’un tsunami, de drones maritimes et volants. Les drones vont transporter des capteurs pour mieux cartographier les fonds marins et mesurer la profondeur des ports et du littoral afin de déterminer si les secours peuvent arriver par bateau en fonction des changements du fond marin.

Toutes ces formations sont-elles appuyées par l’Etat français, ou êtes-vous également obligés de faire de la sensibilisation auprès des pouvoirs publics ?
En France, on a une sécurité civile : pompiers, armée, ONGs sur le terrain, et le Haut Comité Français pour la Défense Civile qui est une association œuvrant pour la prévention et la coordination des villes en cas de crise. On a beaucoup de structures existantes, et MALGRE CA, malgré le fait que nous soyons un pays développé, on constate que nous n’avons toujours pas la culture du risque : préparer les gens aux catastrophes et à y régir.
Tous les ans, on a encore des gens qui décèdent des inondations dans le Sud de la France, par exemple piégés dans leur voiture. Même chose en 2016, à Paris, lors de la crue de la Seine et de ses affluents, personne ne savait dans quels lieux aller en cas d’inondation. Nous n’avons pas les bons réflexes parce que nous ne les connaissons pas, ne les voyons pas et n’en parlons jamais. Je prends le cas du site que le gouvernement a créé « Risques.gouv.fr » : toutes les infos dont on a besoin en fonction des risques sont à disposition, mais ces réflexes-là ne sont pas institutionnalisés dans nos écoles, dans nos entreprises, sur les lieux de vacances. Par exemple, des dizaines d’hôteliers ont refusé de faire l’exercice Caribe Wave car l’hôtel était plein et qu’ils ne voulaient pas angoisser leurs clients.
Aux Etats-Unis, les monuments et les rues sont taggués pour indiquer les « issues de secours ». Il faut que les habitants s’habituent à voir où sont les risques dans les villes et quels sont les comportements à adopter. Cela ne passe pas uniquement par le numérique, il faut que cette transmission du savoir ne soit pas anxiogène.
On a toutes les technologies et les infrastructures permettant de faire face à tous les problèmes du monde et on est incapables de mettre cette puissance au service de la vie.
A Saint-Martin par exemple, les réseaux cellulaires sont tombés pendant trois jours. Un réseau cellulaire est fait pour tenir 10% du total des clients. Quand plus de 10% des abonnés d’un opérateur téléphonent en même temps, le réseau sature. Quand ce réseau-là tombe car des antennes relais sont cassées, désaxées ou plus alimentées, là on tombe à 0%. De façon générale, une antenne relais ne peut pas assurer à elle seule toute la charge des gens d’un quartier au moment d’un concert par exemple. En Corse, on a dimensionné le réseau pour la population Corse, mais les réseaux ne sont pas faits pour les touristes l’été alors que c’est le moment où il y a les plus grands risques d’incendie ! Et cela arrive que le réseau tombe à Ajaccio en cas de Salon ou de Congrès comme le rassemblement des pompiers, la fête de la musique ou un concert.
Même exemple lors de l’investiture de Barack Obama, des antennes de secours étaient là pour renforcer le réseau et cela n’a pas suffi : car tout le monde voulait partager le moment sur les réseaux sociaux. C’est ce qu’on appelle un MASS CALL EVENT (MCE). C’est pour ça qu’aux Etats-Unis, quand il y a des grands événements comme les marathons de Boston ou de New-York, les radioamateurs sont toujours appelés en renfort au sein des forces de sécurité civile pour coordonner les forces de pompiers et de police.
La sécurité civile fait partie des missions des radioamateurs. Il y a trois piliers dans le radioamateurisme : l’expérimentation, la fraternité et la gestion de crises. Personnellement, j’ai une double-licence qui me donne le droit, n’importe où en Europe, d’être opérateur radio en cas de crise, d’attentat, de marathon. Je peux me joindre aux forces de sécurité civile qui coordonnent les actions au travers de ces communications radio.
Et au niveau des réseaux téléphoniques, pourquoi les opérateurs n’accordent-ils pas une capacité supérieure à 10% ?
C’est physique. Un, ils n’investiront pas plus car 10% est la moyenne utilisée en temps normal. Deux, les lois de la physique ne permettent pas d’aller au-delà parce que cela saturerait le spectre radio qui est fini. On ne peut pas avoir un million de personnes sur une seule et même antenne relais parce que chaque téléphone occupe un canal. Un certain nombre de fréquences est ainsi attribué aux opérateurs.
Ce phénomène contraint à faire une chose qui marche très bien à l’étranger et pas du tout en France, alors que c’est en France qu’il a été inventé : le cell broadcast (alerte cellulaire). On utilise les antennes relais comme des radio FM, sauf que ce sont des radios qui vont émettre des messages d’alerte sur les téléphones. Le cell broadcast a été inventé et testé en 1997 à Sofia Antipolis en France, puis déployé partout dans le monde sauf en France où les opérateurs et l’Etat font de la résistance et préfèrent utiliser nos sirènes qui datent d’après-guerre. Le cell broadcast peut être très ciblé géographiquement, à l’échelle d’un quartier, et émettre sur tous les téléphones, y compris les téléphones des touristes.

Le cell broadcast concerne trois types d’alerte :
– l’alerte extrême émise par le Président (danger de frappe atomique)
– le danger imminent (catastrophe naturelle ou risque terroriste)
– l’alerte enlèvement (alerte Amber dédiée aux enlèvements des enfants).
Par exemple au Chili, lors de l’alerte tsunami en septembre 2015 : 1 100 000 personnes ont bougé en 48 minutes !
« Politiquement, les crises ne sont pas porteuses, on pond un rapport qui fait du bruit pendant deux-trois jours et puis on passe à autre chose. »
L’être humain sait évacuer massivement un territoire, on a les technologies et les infrastructures numériques qui permettent de le faire, maintenant il faut une volonté et une vision politique pour mettre en œuvre ces infrastructures qui permettent aux îles, aux quartiers et aux pays d’être résilients.
Notre retard vient-il du fait que la majeure partie de la population française vit en zone tempérée sans beaucoup de catastrophes ?
Politiquement, les crises ne sont pas porteuses, on pond un rapport qui fait du bruit pendant deux-trois jours et puis on passe à autre chose. La France est pourtant un pays où on a des inondations et des feux massifs dans le Sud, dans le Nord et l’Est, 34 morts avec Xynthia, des crashs aériens, des attentats, incidents technologiques avec AZF à Toulouse. On a quand même des piqûres de rappel régulières.
Historiquement, en 1956, il y a eu 450 morts lors de la rupture du barrage à Fréjus et Saint-Raphaël. On a oublié alors que ce n’est pas si vieux que ça. Une fois que l’incident est passé, on trouve un responsable et on met la poussière sous le tapis ! Alors qu’il faudrait former les gens.
A HAND, on essaie de rendre ludique la préparation aux catastrophes que ce soit auprès des enfants ou des accompagnants dans la préparation de tsunamis à Marie-Galante, en Guadeloupe : on fait ça dans un esprit bon enfant, cool. Avec mes enfants, je monte des capteurs sur la Seine pour mesurer la hauteur de la Seine, ils trouvent ça marrant d’arriver à lire une hauteur, et il y a un aspect pédagogique sur les conversions métriques. La prévention doit aussi se faire par le jeu et l’entraînement. La sécurité civile, ce n’est pas que des formations aux premiers secours. L’utilisation du numérique en cas de crise, comme les premiers secours, devrait faire partie du cursus scolaire à tous les niveaux, de la maternelle à l’université.
On a les moyens techniques qui permettent d’alerter rapidement et efficacement les populations. Il faut donc les mettre en œuvre, informer et former les gens à faire face à la nouvelle une fois que l’alerte est arrivée. Tout le monde a son rôle à jouer. Nous souhaitons rendre les gens autonomes grâce à de nouveaux savoir-faire, qu’ils ne se trouvent plus au dépourvu face à une crise. Il n’y a pas de fatalité.

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