Le professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, David Lebreton, introduit la notion de « blancheur » dans son livre Disparaître de soi – une tentation contemporaine . La « blancheur » est une envie de disparaître lorsqu’on se sent dépassé par le monde qui nous entoure, par les responsabilités qui nous incombent… Des mots qui résonnent dans nos esprits ultra-connectés.
Flottaison générale d’un monde qui ne dort jamais
Une fois réveillé par un bip régulier, nous faisons le tour des réseaux sociaux sur notre écran lumineux ; ensuite, chacun a sa routine : on s’occupe des enfants ou de soi-même en écoutant d’une oreille inattentive les informations catastrophiques quotidiennes, on peut prendre la voiture ou le métro bondé, sur la route, on croisera une vingtaine de publicités tagguées par des messages anti-capitalistes. Une fois arrivé au travail, il est temps de dresser une liste de tâches à faire en souriant en coin au collègue d’en face. Plus tard, nous ricanerons devant la vidéo envoyée par un ami qui nous a pourtant fait prendre du retard sur nos tâches du jour tout en appelant le vétérinaire pour savoir si on peut récupérer Loulou après son opération qui nous empêchera de partir en week-end.

Une fois la fin de journée arrivée, le temps est venu de repartir, d’entendre les problèmes de carrosserie de notre voisine de métro et de se faire marcher sur le pied par ce gars qui veut absolument sortir en premier. Les stimuli sont incessants, le bruit éternel et le calme oublié. Les siestes sont perturbées par un coup de téléphone. Les lectures se font rare et peu à peu, nous devenons incapables de nous concentrer sur des tâches exceptionnelles ou de retenir le prénom du voisin tant nos têtes sont pleines. Il nous devient impossible de nous laisser nous ennuyer, la sortie du mobile est devenue un automatisme, d’ailleurs, il est greffé à notre main ou à notre oreille en permanence.
« Être soi est un effort qui n’en finit jamais »
Loin d’être un collectif avec ses courants et ses généralités, notre société repose désormais surtout sur l’individualisation, la personnalisation extrême de notre identité et des liens sociaux que nous nous efforçons d’entretenir. Nous sommes au temps des choix portés par nos propres significations et valeurs à travers desquelles nous décidons d’exister. Il est fini le temps où il suffisait de suivre les cultures de classes, rurales ou régionales. Le fait d’être un individu désigne aujourd’hui le fait de « s’inventer soi-même », nous vivons tous et toutes plus ou moins une sorte de « vertige de la liberté ».
« Il n’existe plus de chemin tout tracé et il faut être à la hauteur, disposer de ressources symboliques, de sens pour se construire. ».
« J’aimerais disparaître un moment, qu’on ne s’occupe plus de moi… »
Le sociologue David Le Breton observe, analyse et témoigne de nos comportements qui n’ont peut-être finalement qu’un point en commun : ils s’entrecroisent et ne laissent que peu de place à l’abandon de soi-même, à la « disparition de soi » et donnent naissance à la « blancheur ». Le silence rare et l’occupation perpétuelle de nos esprits ne laissent que trop peu de place au calme. Alors, nous cherchons ladite « blancheur », le besoin de disparaître qui transparaît dans certains comportements que l’on retrouve notamment chez les jeunes : toxicomanie, troubles alimentaires, recherche du coma éthylique, jeux d’étranglements, errance sur les routes et parfois même djihadisme…

Le sociologue fait le lien entre cette recherche d’abandon qui résulte d’une société de contrôle, de vitesse, de performance, d’apparences. Il prendra l’exemple de l’anorexie où les personnes luttent pour se défaire de leur corps, « rêvent de n’être qu’une odeur, qu’un souffle » et où à la fois, dichotomiquement, cette recherche d’oubli de soi-même passe par une forme de contrôle sur leur vie, sur leur famille : ils se donnent un statut, telle une « identité de prothèse ».
Si ces comportements sont volontaires, ils sont aussi dans un sens inconscient. Les nouvelles technologies ont accéléré « l’engourdissement généralisé » : « Il n’y a pas si longtemps, environ une vingtaine d’années, quand on était en voyage, on écrivait juste une carte postale. On rentrait avec énormément de choses à dire, à raconter. Aujourd’hui les touristes pianotent en permanence sur leur portable pour dire à leurs proches « c’est génial ». Ce qui banalise la sacralité du monde. Il n’y a plus besoin de journal intime, le SMS banalise les événements. », explique André Le Breton pour Le Temps.
« J’ai vu progressivement cette zone d’intimité se réduire. Et finalement, même quand vous décidez de ne pas jouer le jeu, vous êtes poursuivi par ceux qui continuent. Internet a resserré la pression sur des milliards d’individus, provoquant le burn-out dans le monde du travail. On appelle les gens au milieu de leurs vacances, le soir… C’est la technologie de la traque. »
En effet, certaines personnes décrochent de manière involontaire et inconsciente, lâchent prise brusquement, ce qui peut se traduire par une dépression, un burn-out qui ne laisse finalement plus le choix aux autres que d’accepter ce besoin d’oubli.
« La blancheur est un engourdissement, un laisser-tomber né de la difficulté à transformer les choses ».
Se laisser du temps pour éviter la « blancheur négative »
Si sa prise de conscience est indispensable, ce phénomène n’est pas une fatalité. Il faut être capable de prendre le temps de faire des choses pour soi, afin de s’oublier via des activités telles que la marche, le yoga, la méditation, les stages de silence en monastère ou encore le voyage que le sociologue décrit comme « une suspension joyeuse de soi », la lecture, l’écriture… « C’est une solitude choisie (…) car nos contemporains sont saturés d’un lien social qui devient exaspérant. »

André Le Breton souligne à ce propos le succès du jardinage : « Planter des carottes pendant une heure est une manière saisissante de disparaître. D’être là sans être là. C’est reprendre le contrôle d’une existence qui, la plupart du temps, nous échappe complètement. En même temps, votre pensée va battre la campagne. L’univers intérieur voltige dans tous les sens », mais aussi le succès du phénomène slow-life, l’engouement pour la marche qu’il analyse comme « un phénomène de résistance. Une manière de refuser les contraintes de l’urgence, du rendement, de la vitesse. (…) On est environné de signaux qui nous disent de reprendre le goût de vivre, de profiter de nos enfants, de nos proches. ». D’un autre côté, « les formes de management du travail n’ont jamais été aussi agressives. Et les technologies viennent nous saisir là où on voulait avoir un moment de repos. Comme si on se prêtait à une servitude volontaire. »
Vous l’aurez compris, il est temps de prendre le temps. Malgré la pression de la société et des personnes qui nous entoure, chacun est libre de s’oublier, de se faire oublier. Nous sommes acteurs de nos vies et personne ne peut nous dire le contraire. Il n’est pas obligatoire de subir une charge mentale trop lourde à porter, si les nouvelles technologies sont pratiques et servent des causes utiles, il ne faut pas qu’elles nous enferment au cœur de notre propre condition humaine.
La liberté avec un grand L n’est pas le post d’une photo Instagram au cœur d’une jungle verdoyante qui atteint des centaines de likes : la Liberté se trouve dans les limites que vous définirez pour prendre le temps de vivre.

Pour commander notre Manifeste, cliquez sur l’image !