Pour le 59ème Salon International de l’Agriculture, Terre de Liens publie la deuxième édition de son rapport sur l’état des terres agricoles en France. Aujourd’hui, les sociétés financières possèdent 640 000 ha de terres fertiles, contrôlant ainsi 14% de la surface agricole. Terre de Liens dénonce une logique d’accaparement et financiarisation des terres agricoles qui met en danger la résilience alimentaire du pays.
La moitié du territoire de France métropolitaine est agricole. Plus de 26 millions d’hectares cultivés ou pâturés qui font vivre des agriculteurs et nourrissent des communautés en France et ailleurs.
Alors que l’achat par une société chinoise de 1700ha de terres agricoles dans l’Indre et 900ha dans l’Allier avait créé la polémique en 2015, Terre de Liens a voulu en savoir plus sur les propriétaires de terres agricoles en France. Le dernier recensement statistique public datait de 1992, époque où les agriculteurs et leurs familles possédaient 63% de la surface agricole française.
Après une longue enquête, Terre de Liens dévoile aujourd’hui la première étude nationale sur la propriété foncière agricole et « confirme les phénomènes de financiarisation des terres aujourd’hui à l’œuvre ». En 30 ans, les sociétés d’exploitation agricoles ont doublé. Parmi elles se trouvent des sociétés agricoles financiarisées, c’est à dire des sociétés à capital ouvert qui permettent à des investisseurs non agricoles de prendre le contrôle des fermes.
« Elles représentent désormais 1 ferme sur 10 et contrôlent 14 % de la Surface Agricole Utile (SAU) soit plus de 2 millions d’hectares, dont 640 000 ha en faire valoir direct, c’est à dire en propriété » alerte Terre de Liens
Contrairement à l’imaginaire collectif, seuls 35% des terres cultivées – soit 9 millions d’hectares – appartiennent aux agriculteurs qui les travaillent en France. Aujourd’hui, la majorité des agriculteurs cultive à la fois des terres dont ils ont la propriété et des terres louées. Ce sont donc 17 millions d’hectares agricoles qui sont loués à des tiers.
« Chaque année j’envoie douze chèques à mes douze propriétaires. C’est l’ancien locataire qui a réussi à convaincre les douze autres propriétaires de me louer leurs terres » témoigne Adrien Darphin qui cultive 40ha de céréales bio
Si ces sociétés passent par des réseaux traditionnels, comme le marché des terres contrôlé par la SAFER, (le gendarme de la terre en France, destiné à orienter les ventes de terres vers de nouvelles installations et une agriculture nourricière), elles ont également recours à un « marché parallèle de la terre » qui échappe aux contrôles : celui des parts de société.
« Le principe est simple, un investisseur achète des parts d’une société agricole et devient ainsi propriétaire des terres qui sont fondues dans le capital d’exploitation de la société. La SAFER estime que 200 000 ha transitent chaque année via ce marché qui échappe à sa régulation. En 2021, la Loi Sempastous aurait dû permettre de s’attaquer à ce marché parallèle, mais elle a été largement détricotée par le Sénat » décrypte Terre de Liens
Les problèmes posés par cette logique de financiarisation des terres sont nombreux : « contournement des mécanismes de régulation, concentration invisible des terres (en 2019, une étude exploratoire de la SAFER en Eure et Seine-Maritime a montré que derrière 48 fermes se cachaient seulement 19 sociétés mères), détournement des aides de la PAC, concurrence déloyale sur le marché des terres face à des agriculteurs qui souhaitent s’installer, etc ».
Ainsi, fin 2022 dans la Vienne, douze sociétés contrôlant plus de 2000 ha ont été mises en vente pour une somme avoisinant les 10 millions d’euros. Trois personnes se sont associées pour acheter cette méga-ferme disposant d’une surface qui aurait pu permettre l’installation agricole de 27 personnes.
« Il suffit de regarder ce qui se passe du côté des forêts. Bien moins régulées que les terres agricoles, les forêts font l’objet d’achat par milliers d’hectares de la part de fonds d’investissement, de banques et autres acteurs financiers. Sans une véritable régulation du phénomène sociétaire, c’est ça qui attend les terres agricoles. Une agriculture de firmes, qui délèguent les travaux de la terre à des entreprises de travaux agricoles, une agriculture industrielle et d’ouvriers agricoles » prévient Thierry Bussy, Président de la SAFER GRAND-EST
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Derrière ces sociétés financières se cachent des groupes de l’agroalimentaire, des fonds d’investissements ou encore des investisseurs particuliers. Ce marché parallèle leur permet de prendre le contrôle d’exploitation agricoles en se passant de négociations avec des agriculteurs indépendants.
Le résultat s’apparenterait presque à un retour au système féodal : aujourd’hui, ⅓ des sociétés agricoles financiarisées n’est pas contrôlée par des associés exploitants. Fini les chefs d’exploitation et place aux dirigeants en cravate qui délèguent l’intégralité des travaux agricoles.
« Ce modèle d’agriculture sans agriculteurs est à rebours des attentes sociétale » rappelle Terre de Liens
Ce rapport intervient alors que le gouvernement étudie actuellement une nouvelle loi d’orientation agricole sur le renouvellement des générations paysannes. Terre de Liens veut inciter les pouvoirs publics à agir pour mieux contrôler ces sociétés financiarisées et endiguer le phénomène en assurant la transparence sur la propriété et l’usage des terres agricoles, incitant les propriétaires fonciers à maintenir la vocation agricole de leurs terres, facilitant les installations…
Pour l’ONG, le risque est majeur : ce modèle d’agriculture de firmes empêche des installations à taille humaine respectueuses de l’environnement. « Des terres sans agriculteurs et des agriculteurs sans terres ».