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En France, des multinationales accaparent des milliers d’hectares de terres agricoles

Sur fond de perte d’autonomie et de précarisation pour les paysans, l’accaparement des terres favorise donc une agriculture industrielle, « incompatible avec des pratiques respectueuses de l’environnement », explique l’association les Amis de la Terre, pour laquelle « la terre [devient alors] un bien comme un autre, qui peut être vendu aux plus offrants ».

À l’occasion de la parution de Hold-up sur la terre, le livre de Lucile Leclair révélant comment des multinationales s’emparent des surfaces agricoles par milliers d’hectares, l’association Les Amis de la Terre lance une nouvelle campagne de plaidoyer pour que l’agriculture « échappe aux lois du marché ». 

Journaliste à La Voix du Nord et autrice de plusieurs reportages remarqués, Lucile Leclair a passé ces dernières années à enquêter sur un processus aussi nouveau qu’inquiétant : l’accaparement des terres cultivables par des firmes commerciales, au détriment de l’agriculture traditionnelle, la transition écologique et la biodiversité.  

Ce que la reporter nomme une « transformation radicale » du monde rural s’opère dans un contexte d’agrandissement des fermes et de disparition des exploitants agricoles.  

Alors que dans les années 1980, notre pays comptait un million et demi d’agriculteurs, ils ne sont plus que 400 000 aujourd’hui. « Les exploitations agricoles en France [sont] quatre fois moins nombreuses et quatre fois plus grandes qu’en 1970 », note l’association Les Amis de la Terre, ajoutant que « ce phénomène est d’autant plus préoccupant que d’ici 2030, la moitié des agriculteurs français seront partis à la retraite ».

Les anciens s’en vont et ne trouvent plus de repreneurs pour leurs fermes. Les bras viennent à manquer et les jeunes, de plus en plus rares, qui souhaitent embrasser la vocation doivent affronter un manque chronique de moyens et la concurrence inégale des plus gros agriculteurs.

Résultat : de fusions en rachats et de rachats en coopérations, les exploitations agricoles ne cessent de grandir, au point que la moyenne d’entre elles, 7 de plus qu’en 2010 et 20 de plus qu’en 2000. 

Lire aussi : En France, 100 000 fermes ont disparu en dix ans

Concentration verticale

Faisant augmenter le prix du foncier, cette concentration inédite des terres cultivables alimente, depuis une dizaine d’années, l’appétit des multinationales pour le secteur jusqu’ici épargné de la production.

« L’exploitation agricole devient une entité parmi d’autres dans un groupe industriel », observent les agronomes Geneviève Nguyen et François Purseigle, « qui furent parmi les premiers à s’intéresser à ce phénomène de concentration verticale », selon Lucile Leclair.

Qu’elles appartiennent à la grande distribution, à l’agroalimentaire, au domaine des cosmétiques ou à celui de la pharmacie, les grandes entreprises sont de plus en plus nombreuses à acquérir des dizaines, voire des centaines d’hectares de terres, que des cadres diplômés gèrent désormais depuis le siège social de leur groupe.

Dans un article récent du Monde diplomatique, Lucile Leclair donne l’exemple d’Euricom : en Camargue, près de Port-Saint-Louis-du-Rhône, cette holding d’origine italienne, leader de la transformation et du négoce du riz, possède quelque 1 300 hectares de rizières, dans lesquelles elle cultive un produit estampillé IGP et vendu dans une quarantaine de pays.

Même constat dans le Morbihan, où Altho, « numéro un de la chips française », rachète des champs de pommes de terre, ou encore sur la Côte d’Azur, près de Grasse, où la société Chanel conquiert peu à peu des dizaines d’hectares, à coups de millions d’euros, « dans le but de cultiver les fleurs qui entrent dans la composition de ses parfums ».   

L’impuissance des Safer

« Détenir la terre présente trois atouts majeurs », analyse la journaliste de La Voix du Nord : sécuriser l’approvisionnement ; s’adapter aux demandes fluctuantes des consommateurs ; se passer des intermédiaires comme les négociants, mais surtout les agriculteurs, habitués à négocier les prix.

Si le poids des grands groupes dans les 28 millions d’hectares de terres agricoles de la France reste difficile à évaluer, tant l’opacité règne dans ces transactions, leurs méthodes sont connues : par de complexes montages financiers, relève Les Amis de la Terre, les multinationales « n’achètent le plus souvent qu’une partie des parts sociales d’une entreprise agricole (jusqu’à 99 %) et multiplient les filiales au sein d’une même firme pour cacher les exploitations qu’elles possèdent déjà ».

En théorie impossibles, la plupart de ces transactions échappent aux organismes de contrôle. Les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) – chargées, dans chaque département, de redistribuer les terres agricoles en faveur des agriculteurs – ne peuvent en effet entraver cet accaparement, tant leurs moyens financiers ont été réduits comme peau de chagrin.

« À leur création dans les années 1960, souligne Lucile Leclair,les Safer étaient financées à 80 % par des fonds publics. Depuis 2017, cette proportion a chuté à 2 %. […] Aujourd’hui, la majeure partie de leurs recettes provient des transactions qu’elles réalisent. Elles sont incitées à enchaîner les ventes pour maintenir leurs finances en bonne santé. »

Lire aussi : 600 personnes ont repris des terres viticoles accaparées par la spéculation foncière dans le Jura

Les agromanagers et les autres

Les mains libres, les multinationales peuvent compter sur le soutien de l’Union européenne, dont nulle loi ne limite la concentration. En Camargue, Euricom aurait ainsi reçu 680 000 euros d’aides, en 2020, dans le cadre de la politique agricole commune (PAC), « quand le montant moyen perçu par ferme en France s’élève à 30 000 euros environ ».

Il en résulte un système pernicieux où les agriculteurs sont réduits à de simples travailleurs des champs auxquels des « agromanagers », depuis les villes, imposent des modes de culture standardisés, très gourmands en intrants chimiques, mais aussi orientés vers la mécanisation et les nouvelles technologies (drones, intelligence artificielle, etc.).

Sur fond de perte d’autonomie et de précarisation pour les paysans, l’accaparement des terres favorise donc une agriculture industrielle, « incompatible avec des pratiques respectueuses de l’environnement », explique l’association les Amis de la Terre, pour laquelle « la terre [devient alors] un bien comme un autre, qui peut être vendu aux plus offrants ».

Lire aussi : « Il faut reprendre la Terre aux machines pour une alimentation saine et accessible »

Trois propositions

Pour remédier à cette situation périlleuse, Les Amis de la Terre adresse trois demandes au gouvernement, à la veille des élections présidentielles.

En premier lieu, « une loi antitrust », au sein d’une « grande réforme foncière » du monde rural, pourrait limiter « les surfaces gérées par une même personne morale ou physique », afin de « protéger l’emploi », de « de mieux partager la terre » et de promouvoir des pratiques plus responsables.

Seconde proposition : proportionner les aides de la PAC au nombre d’emplois, non plus au nombre d’hectares d’une exploitation. Cette disposition éviterait que l’Union européenne finance, souvent sans le vouloir, « la course à l’agrandissement ».

Enfin, l’association estime que « la gouvernance du foncier agricole » devrait être « revue en profondeur autour de plusieurs principes » comme la transparence de la propriété foncière, la mise en place d’observatoires du foncier et un meilleur financement des structures de régulation comme les Safer, le tout en incluant les paysans dans ces circuits de décision.

« Les États sont faits de plus de champs que de villes », écrivait Jean Giono dans Les Vraies Richesses, en 1936. Près d’un siècle plus tard, cette observation n’a pas pris une ride.

Augustin Langlade

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