La nouvelle est bien sûr passée inaperçue. Comme tout ce qu’il se passe dans ce département français, dont les politiciens en campagne aiment à rappeler qu’ils abritent “Des Français à part entière.” Pour les Réunionnais comme pour beaucoup d’habitants des DOM TOMS, la formule s’inverse : ils sont “Des Français entièrement à part”. Cette histoire l’illustre bien.
Les paysans réunionnais ont la double peine d’être paysans et d’être réunionnais. De quoi ne pas faire la une des médias et de ne pas figurer dans la liste des priorités du gouvernement. On entend parfois parler du désespoir des paysans français, face aux exigences de la PAC, aux dettes impossibles à payer, aux prix des produits imposés par la concurrence, aux scandales sanitaires.
À la Réunion, depuis près de 15 ans, les éleveurs vivent un véritable enfer. En cinq ans, deux tiers des exploitations de vaches laitières réunionnaises ont mis la clé sous la porte. Un désespoir qui s’est traduit par nombre de suicides sur l’île, accompagnant l’augmentation des suicides chez les paysans en France.
La leucose bovine, cancer des vaches, est une maladie infectieuse qui peut rester endormie longtemps, avant de se manifester par des tumeurs qui envahissent peu à peu tout l’organisme. De ce fait elle est particulièrement difficile à évaluer dans les troupeaux, car les sujets atteints mais asymptômatiques peuvent la transmettre et développer d’autres infections. Aucun traitement n’existe à ce jour.

La leucose bovine a été éradiquée de métropole dans les années 90 par un abattage systématique des bêtes, et depuis 1999 la Commission Européenne a considéré la France comme officiellement indemne de leucose bovine euzootique. Mais chez les “Français à part entière,” l’abattage systématique n’a pas eu lieu. L’’île de la Réunion a été exonérée de cette mesure dont on peut se demander si elle était bien une mesure sanitaire, ou bien une mesure économique pour que la métropole puisse continuer à exporter ses vaches. La Réunion, elle, n’est pas exportatrice, et l’importation de bovins (d’un pays étranger) est interdite.
Ainsi la coopérative Sicalait, qui détient le monopole de l’importation et de la vente des vaches sur l’île, a continué à vendre aux producteurs réunionnais des génisses venant de métropole qu’elle savait porteuses du virus. 70 % de son lait est infecté par le virus. Le taux de mortalité sur l’île est ainsi deux fois plus élevé qu’en métropole : 11,7 % contre 5,9 %.
Les autorités sanitaires affirment que les vaches porteuses vivent très bien avec la maladie. Mais les éleveurs observent une baisse de production de lait, des morts prématurées et inexpliquées, beaucoup de fausses couches. Vécu confirmé par un épidémiologiste qui a souhaité rester anonyme, interrogé par Libération, et qui affirme :
« La leucose provoque une baisse de la production de lait et raccourcit la durée de vie».
La production de lait des vaches réunionnaises n’a cessé de diminué et la moyenne de vie des vaches est passée de 15 à 5 ans. Les risques sanitaires pour l’humain sont minimisés mais des études américaines ont montré un lien entre le développement du cancer du sein chez la femme et la séropositivité des vaches.
Il y a deux semaines se clôturait un procès comme il y en a peu à la cour d’appel de Saint-Denis. C’est l’aboutissement d’un combat de seize années pour l’éleveur Joseph Payet, dont le cas fera jurisprudence. Débouté en 2016 dans son procès contre Sicalait, l’éleveur a cette fois eu gain de cause. 30 des 41 génisses vendues par la coopérative étaient positives au regard de la leucose bovine.
L’arrêt rendu par la cour d’appel a estimé que la coopérative était au courant, alors que les certificats de bon état général avait été délivrés à l’éleveur, qui connut dans les années suivantes le cycle infernal : baisse de la production de lait, mortalité inexpliquée, baisse de fécondité, fausses couches. En 2003, il mettait la clé sous la porte. Et comme chaque paysan de l’île, il continue à voir les collègues poussés à faire de même, et beaucoup se suicident. Cinq ans plus tard, Joseph Payet entamait son combat juridique.

Les juges lui refusent un expert qu’il finit par obtenir en appel qui confirme que son cheptel a été contaminé par la leucose, mais le tribunal déboute l’éleveur en 2016, qui fait appel. Il y a deux semaines enfin, la responsabilité pleine entière et exclusive de Sicalait est reconnue. La coopérative est condamnée à verser une compensation à Joseph Payet. Aucun montant d’argent ne pourra réparer pour cet homme la destruction du sens même de sa vie, de sa fierté, de son statut social, de sa sérénité. Mais cette victoire peut encourager d’autres agriculteurs à oser parler, dans ce milieu où l’isolement règnent.
Ce procès qui s’est retrouvé dans les faits divers des journaux locaux mérite qu’on s’y arrête, car il révèle non seulement un grave problème de santé publique, mais aussi le mépris culturel d’une part de notre territoire : ces départements d’outre-mer qui ne semblent présenter d’intérêt pour nous que pour satisfaire notre désir d’exotisme : volcan, randonnées et surf au soleil, fruits sucrés, rhum et vanille, et nous rentrons chez nous. Il est aussi révélateur du mépris pour un corps de métier, nos paysans, ceux qui nous nourrissent.
Ou peut-être devrions-nous dire qui nous nourrissaient, car à force de vouloir des courgettes des tomates et des fraises en hiver, celles qui n’ont pas de goût et qui viennent d’Espagne de Pologne et de plus loin, nous n’achetons plus à nos paysans. Alors que tant de gens avec très peu de moyens parviennent à manger de saison et local parce qu’ils rééquilibrent leurs choix, beaucoup continuent à vivre dans le mythe que seuls les riches peuvent bien manger, et que les pauvres seraient voués à écraser d’autres pauvres par leurs choix de consommation.
À nous de choisir si nous voulons toujours attendre les changements de là-haut, ou si nous sommes capables au moins d’essayer de faire autrement, quelque soit la grosseur de notre porte-monnaie, en allant nous renseigner, parler aux paysans, parler à ceux qui mangent si bien avec si peu. Nos paysans, tous nos paysans, descendants d’esclaves et descendants de colons, en valent la peine.
Image à la une : Christoph Schmidt / DPA / dpa Picture-Alliance via AFP