Au sud-ouest de l’Angleterre, le Somerset voit ses salles de classe se transformer en couveuses de civelles. Une initiative locale pour préserver l’anguille européenne, jadis symbole de vitalité des rivières, désormais classée parmi les espèces en danger critique.
L’hiver venu, les Somerset Levels – vaste plaine côtière du sud de l’Angleterre – débordent et forment une mer intérieure. Autrefois, ces crues regorgeaient d’anguilles. Aujourd’hui, dans les fossés et rhynes creusés par l’homme, il ne reste plus qu’une présence résiduelle. En un demi-siècle, “Anguilla anguilla” a perdu plus de 90 % de ses populations. Dans la région, seules deux anguilles argentées sur cent atteignent encore la mer, bien loin des 40 % fixés comme seuil de viabilité.
Face à cet effondrement, le Somerset Eel Recovery Project (SERP) a misé sur une approche inédite : associer la science à la culture, mêler sensibilisation, artisanat et pédagogie. Le but : restaurer une espèce en danger critique, mais aussi raviver l’imaginaire collectif qui lui était lié.
Des classes transformées en nurseries
Dans les écoles du comté du Somerset, le dispositif frappe par sa simplicité. Des aquariums d’alevins entrent en classe pour six semaines. Les élèves nourrissent, observent, dessinent, consignent la température… Puis vient la remise à l’eau, sur une berge locale.
« L’année dernière, nous avons installé 60 aquariums dans des écoles. Observer les anguilles captive les élèves, améliore leur concentration : c’est presque une pratique de méditation », raconte Vanessa Becker-Hughes, cofondatrice du projet, à La Relève et la Peste.
Dans ces classes-aquariums, la magie prend. « Les enfants développent un lien fort avec elles : ils leur donnent des noms, distinguent leurs caractères – certaines sont plus rapides, d’autres plus grosses. Ils peuvent même voir leurs yeux, leur petit cœur battre, leur bouche s’ouvrir… », explique la fondatrice du projet.
« Au moment du repas, les anguilles surgissent de leurs cachettes pour attraper la nourriture tombée au fond. Nous invitons les élèves à observer dans le calme et à les dénombrer. Cela leur donne un sentiment de responsabilité », poursuit-elle.
Le programme a conquis les enseignants comme les familles, car il ouvre une fenêtre pédagogique autant que poétique. Les enfants y apprennent l’extraordinaire trajectoire de l’anguille européenne : minuscule larve partie de la mer des Sargasses, elle remonte les rivières d’eau douce, y vit parfois quinze ans, avant de regagner l’océan pour se reproduire. Une odyssée de plusieurs milliers de kilomètres qui fait d’elle un grand migrateur, capable de traverser deux fois l’Atlantique.
“Nos futurs biologistes, géographes, écologues”
Et l’approche n’est pas seulement scientifique : « Nous avons aussi des jeux, comme Eels and Ladders [une déclinaison du jeu de société “Serpents et Échelles”, ndlr] des mots croisés avec des termes liés aux anguilles et divers projets artistiques », explique Vanessa Becker-Hughes.
Pourquoi concentrer l’effort sur les enfants ? «Parce qu’ils m’inspirent », répond Vanessa, sans détour. « Ce sont nos futurs biologistes, géographes, écologues. Il est important de partager avec eux la magie de l’anguille. Peut-être que certains en feront leur métier. »
Car l’anguille européenne, classée en danger critique d’extinction par l’UICN, reste aujourd’hui menacée sur tous les fronts. Ses migrations sont bloquées par des milliers de barrages, ses habitats se dégradent, la pollution fragilise ses populations et les maladies viennent encore alourdir la liste. À cela s’ajoute un trafic d’ampleur mondiale : l’anguille figure parmi les espèces les plus braconnées, avec un marché noir des civelles estimé à près de trois milliards d’euros vers l’Asie. Le changement climatique, en modifiant les courants marins, accentue encore cette fragilité.
Mise à l’eau d’anguilles par les écoliers
« Autrefois, l’anguille servait même de monnaie ici tant elle était abondante. Moi-même, enfant, j’allais pêcher avec mon grand-père et nous en attrapions des seaux entiers !”, s’exclame Vanessa. Avant de soupirer : « Mais il y a deux ans, j’ai appris l’effondrement dramatique des populations. J’ai quitté mon emploi pour me consacrer entièrement à ce projet. »
Pour redonner un passage aux civelles, le SERP a trouvé une solution simple et ingénieuse : tresser des cordes de paille, fixées sur les petits seuils de rivières. Humides, elles se transforment en échelles naturelles que les jeunes anguilles escaladent pour poursuivre leur migration.
« En Europe, elles se heurtent à près de deux millions de barrières. Avec nos cordes de paille, tressées à l’ancienne, elles trouvent une voie de passage. C’est durable, sans plastique, et fait avec des matériaux locaux », souligne Vanessa Becker-Hughes.
Le chemin reste long, mais chaque aquarium, chaque corde de paille et chaque remise à l’eau esquissent le retour possible de ce fantôme d’argent dans nos paysages.
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