Casino, le groupe français de la grande distribution, joue-t-il un double jeu ? C’est la question à laquelle a cherché de répondre Envol Vert, une association œuvrant pour la préservation des forêts et de la biodiversité, notamment en Amérique du Sud. Dans un rapport de soixante-dix pages publié le 30 juin, l’ONG française prouve que les filiales de Casino au Brésil et en Colombie achètent au moins une partie de leur viande de bœuf à des fermes qui participent directement à la déforestation de l’Amazonie, en toute illégalité.
Déforestation et feux, un phénomène qui empire d’année en année en Amazonie
Le rapport de l’ONG Envol Vert intervient à la fin du mois de juin le plus dévastateur depuis 13 ans pour la forêt amazonienne : au Brésil, ces trente derniers jours, 2 248 foyers d’incendies ont été recensés, c’est 20 % de plus que l’année dernière.
Comme l’indiquait en 2019 Paulo Moutinho, chercheur à l’Institut de recherche environnementale sur l’Amazonie (IPAM) dans une interview au journal canadien Le Devoir, la majorité de ces incendies « sont liés à l’avancée de la déforestation, conjuguée à des périodes de saison sèche intense ». Mais celle-ci, ajoute le scientifique, « n’est pas du tout le facteur prédominant ». La responsabilité doit être imputée aux activités humaines.
Après le déboisement à la pelleteuse, la coupe des arbres, l’arrachage des racines, les agriculteurs qui acquièrent ces nouveaux terrains pratiquent le brûlis – défrichement par le feu –, afin de pouvoir cultiver du soja, du cacao, de l’huile de palme, ou faire paître des bœufs, dont la viande est de loin la plus consommée au Brésil et en Colombie.
L’Amazonie a ainsi perdu 10 123 kilomètres carrés de forêts en 2019 (cent fois la superficie de Paris), ce qui représente 44 % de plus qu’en 2018.
Et ce chiffre devrait encore augmenter en 2020, puisque de janvier à mai, les terres déforestées ont déjà dépassé de 34 % celles de l’année dernière.
Le Brésil et la Colombie abritent la biodiversité la plus riche au monde ; ils sont aussi le premier et le quatrième État où l’on a le plus abattu de forêts tropicales en 2018. Dans le Cerrado brésilien (deux millions de kilomètres carrés, au centre du pays), les forêts luxuriantes et la savane que l’on défriche sont transformées en pâturages à 80 %, à peine 10 % de plus qu’en Colombie.
Là-bas, les bœufs ont tant d’espace qu’on en dénombre en moyenne une tête à l’hectare – un désert agricole. Obéissant à une forme de spéculation qui existe depuis que les premiers colons mirent le pied sur ce continent, les agriculteurs colombiens et brésiliens s’approprient le plus de terrains possible, pour les revendre ensuite à un prix supérieur, tout en entérinant l’acquisition d’un espace qui n’appartenait auparavant à personne, ou presque.
L’impact du groupe Casino en Amérique latine
C’est en Amérique du Sud que le groupe français Casino – qu’on retrouve dans notre pays derrière de grandes enseignes alimentaires telles que Leader Price, Naturalia, Franprix, Monoprix, Spar, Vival – réalise presque la moitié de son chiffre d’affaires (47 %). Au Brésil via sa filiale Grupo Pao Açucar (GPA) et en Colombie à travers le Grupo Éxito, il est même le numéro un de la grande distribution, occupant respectivement 15 et 43 % du marché de ces deux pays.
En tant qu’acteur majeur dans le secteur de l’alimentation, Casino a une responsabilité particulière en Amérique latine, puisque ses produits peuvent financer ou non une agriculture durable.
L’enquête qu’Envol Vert publie ce mois-ci a duré plus d’un an. En 2019, alors que des feux de forêts visibles depuis l’espace ravageaient l’Amazonie, des associations locales, notamment le collectif Reporter Brasil, ont contacté les membres de l’ONG, dont l’implantation en France devait leur procurer un moyen efficace d’atteindre le groupe Casino.
Ils voulaient démontrer que la viande vendue dans les magasins de la société française participe directement à la déforestation de l’Amazonie, à cause du défrichement agricole.
S’emparant de 131 produits distribués dans une dizaine de supermarchés Éxito en Colombie, ainsi qu’Assai et Extra (enseignes de GPA) au Brésil, les enquêteurs ont remonté les différentes filières d’approvisionnement de viande bovine qui en étaient à l’origine. Références des produits, registres cadastraux, bases de données recensant le transport de bétail, listes officielles du gouvernement, imagerie satellite des aires de déforestation, outils de certification déjà existants, tous les moyens possibles ont été mis à contribution par les associations pour retracer la chaîne exacte conduisant un bœuf ou un veau de son lieu de naissance jusqu’à l’assiette du consommateur. Un véritable parcours du combattant.
Les conclusions du rapport sont sans appel : en Colombie, où la consommation annuelle de viande s’élève à 18 kilos par personne, « il est impossible de savoir d’où provient le bœuf » ; au Brésil (38 kilos de viande bovine par personne et par an), la multiplication des intermédiaires répond à une stratégie d’opacité concertée, visant à effacer les traces. Comme nous l’explique Audrey Benard, chargée de communication à Envol Vert :
« Les chaînes d’approvisionnement dans ces pays sont bien plus complexes que celles qu’on peut trouver en France. Au Brésil, le consommateur achète sa viande dans un magasin, qui lui-même l’achète à un abattoir, qui pour sa part se fournit soit dans une “ferme directe”, c’est-à-dire accomplissant l’élevage d’une bête dans son ensemble, de la naissance à l’engraissement, soit dans une “ferme indirecte”, qui n’accomplit qu’une étape de la production. Dans le deuxième cas de figure, les bêtes peuvent avoir transité à travers deux, trois ou quatre fermes différentes avant d’arriver à l’abattoir, si bien qu’il devient extrêmement difficile de retracer la provenance de la viande. »
L’opacité de la filière bovine en Amérique latine
À l’aide des moyens déjà mis en place, les enquêteurs ont pu remonter jusqu’aux fermes directes (responsables de 41 % de la transformation de forêts en pâturages), en constatant cependant de nombreuses irrégularités : dans bien des cas, il est impossible de retrouver le lieu où l’animal a été élevé intégralement. Quand on s’attaque aux fermes indirectes, on découvre que le bétail fait l’objet, tout au long de sa courte vie, de multiples transactions.
Né dans une ferme de vêlage, un veau peut être acheté par un intermédiaire et revendu à une ferme d’élevage, puis racheté par un second intermédiaire qui le revendra à une ferme d’engraissement ; lors de la phase d’abattage, le bœuf peut être envoyé dans un abattoir de consommation locale ou bien nationale, puis redistribué une fois encore à des établissements de transformation, qui revendront la viande à des entreprises agro-alimentaires, etc. Le supermarché est vraiment la pointe émergée de l’iceberg.
Rien n’oblige l’un des 130 abattoirs d’Amazonie (qui détiennent 90 % des capacités d’abattage) de fournir le détail des fermes par lesquelles la bête a transité ; il lui suffit de mentionner la ferme à laquelle il l’a lui-même achetée.
La chaîne d’approvisionnement est chaotique, nullement maîtrisée par les propriétaires des abattoirs, et encore moins par les enseignes de grande distribution, qui se contentent de s’approvisionner chez leurs partenaires (dont le leader est JBS), sans se soucier de l’origine de la viande. Et pourtant, une grande partie des animaux provenant des fermes indirectes sont élevés illégalement, par des agriculteurs qui procèdent au « blanchiment de vaches ».
Quand une zone a été déforestée ou est occupée de manière illégale, elle est supposément soumise à un embargo, depuis l’accord du TAC signé au début des années 2010 par la majeure partie des abattoirs et des fournisseurs de cette partie du monde. Seulement, grâce au système des intermédiaires, les éleveurs illégaux blanchissent leur bétail en l’enregistrant dans une ferme en règle, qui revendra les bêtes aux abattoirs, ni vu ni connu.
La connivence des distributeurs avec des pratiques écocidaires et coloniales
Les enquêteurs donnent un exemple emblématique dans leur rapport : la fazenda Ellus, située dans l’État du Mato Grosso, au Brésil, en plein cœur du biome amazonien. À elle seule, en 2019, cette ferme gigantesque est responsable de la déforestation par le feu de 2 477 hectares, dont presque 2 000 figuraient dans une « aire permanente de préservation », protégée par la loi brésilienne.
Illégale, criminelle, cette ferme n’en a pas moins vendu sa viande aux abattoirs du groupe JBS, fournisseur des filiales de Casino au Brésil, comme l’ont prouvé des échantillons récupérés dans les magasins Extra (GPA) de Cuiabá, Rodonópolis et Varzea Grande, dans le Mato Grosso. Le groupe Casino a donc indirectement financé la déforestation.
Autre exemple : la fazenda JR, dans l’État du Pará, en Amazonie également. Au Brésil vivent environ 250 populations autochtones. Malgré une reconnaissance relative de la part du gouvernement, celles-ci subissent des invasions, un empiètement permanent de leurs territoires, agrémenté de violences et de spoliations.
Agriculteurs, bûcherons, mineurs, éleveurs s’installent librement sur ces zones pourtant protégées, dans une impunité qui rappelle de bout en bout la colonisation. Le rapport d’Envol Vert montre que le propriétaire de la ferme JR, à l’égal de tant d’autres, a déforesté illégalement 14 hectares du territoire autochtone Apyterewa, appartenant officiellement au peuple Parakana (470 personnes) depuis 2017.
Assaillis de toutes parts, les Parakanas ont vu la déforestation de leur territoire augmenter de 300 % en trois ans ; en 2021, ils en auront perdu la moitié. Sur place, les enquêteurs ont découvert qu’entre mai 2018 et décembre 2019, la Fazenda JR a fourni des centaines de têtes de bétail à un abattoir de la société Marfrig, qui fournit les supermarchés des filiales de Casino en produits surgelés.
Un cas isolé ? Aucunement, répond l’association, qui indique qu’environ 1 000 éleveurs occupent illégalement ce territoire autochtone, qui serait envahi par un cheptel global de 50 000 têtes. Comment de telles fermes peuvent-elles s’étendre ainsi, en toute impunité ? « BBB », nous répond Audrey Benard, Bible, balles, bœuf. »
La Bible représente la vague évangéliste qui a conquis en soixante ans un tiers de la population brésilienne ; les balles désignent la caste militaire nostalgique de la dictature ; le bœuf est le symbole des grands propriétaires terriens, promoteurs du pire agro-business au monde, disciples de l’expansion territoriale et de la déforestation.
« Le président actuel, Jair Bolsonaro, a été élu sur le dicton BBB, sur cette promesse d’enrichissement sans limite et d’écrasement de la diversité ; sans les évangélistes, les militaires et les propriétaires terriens, il n’aurait jamais accédé au pouvoir. Le bœuf, quant à lui, constitue le business par excellence, puisque 80 % de la production est exportée. »
Le rôle de la maison-mère française du groupe Casino
Compte tenu de ses parts dans le marché de la distribution brésilienne, Casino serait responsable de la déforestation de 56 000 hectares de forêt amazonienne, rien qu’en 2019. Ce chiffre est une estimation, qui doit toutefois être prise au sérieux. En tant qu’entreprise française employant plus de 5 000 salariés, le groupe Casino entre dans le spectre de la loi du 27 mars 2017 (nº 2017-399) « relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre ».
Conçue pour responsabiliser les entreprises vis-à-vis des questions de sécurité, de droits de l’homme, de dangers sanitaires ou environnementaux, cette loi oblige toutes les grandes firmes françaises, quel que soit le pays dans lequel elles sont implantées, à « mieux maîtriser les risques de toute nature associés à leur chaîne de sous-traitance », ce sont les mots du ministère de l’Économie.
Concrètement, une maison-mère doit surveiller toutes les activités de ses filiales, éviter de financer des activités illégales, et dans le cas qui nous occupe, mettre en place des mesures de traçage et de certification afin que ses filières d’approvisionnement ne commettent pas de préjudices écologiques ou environnementaux.
Casino doit comprendre qu’il est responsable d’une partie de la déforestation en Amazonie : c’est le moteur de la campagne d’Envol Vert, qui demande au groupe de cesser son trouble jeu en Amérique du Sud, alors qu’il se présente en France comme un distributeur à la pointe de l’éthique, le premier à avoir lancé une chaîne de magasins « bio/vegan » avec Naturalia.
Il s’agit d’élaborer, dès maintenant, des procédures renforcées de traçage de la viande bovine, au moyen « d’objectifs datés, d’indicateurs de suivi communs et cadrés », tout en s’engageant « publiquement contre la déforestation » et de manière plus officieuse, avec les ONG, pour « réparer les dommages causés par le passé aux écosystèmes naturels, aux personnes ou aux communautés ».
Autrement dit, Casino doit s’assurer que ses fournisseurs n’achètent pas leur viande à des filières illégales, qui ruinent les écosystèmes les plus riches de la planète.
Contacté par l’association, le groupe a répondu dans un courrier que nous avons consulté. Rejetant d’un bloc « les allégations de double jeu », Casino prétend que sa « filiale brésilienne GPA déploie une politique systématique et rigoureuse de contrôle de l’origine de la viande bovine livrée par ses fournisseurs », ayant déjà conduit à l’exclusion de 23 d’entre eux.
Tout de même, il annonce qu’un groupe de travail se penchera sur les cas des quatre fermes évoquées dans le rapport et dont font partie la fazenda Ellus et la fazenda JR. Est-ce un aveu ?
L’association Envol Vert, insatisfaite de cette réponse, dénonce une « politique de l’autruche » ne cherchant qu’à « masquer l’incompétence des acteurs locaux de Casino et l’inefficacité de ses outils de traçage ». Une pétition est en ligne. Bras de fer engagé.
Crédit photo couverture : NASA Earth Observatory