Dans les milieux universitaires, la nomination au poste de « chargé de mission patrimoine » de l’animateur de télévision Stéphane Bern par Emmanuel Macron fait grincer des dents. Malgré l’intérêt évident de la sauvegarde du patrimoine, le choix du président relève plus de la construction d’un « roman national » que d’une entreprise scientifique.
Chansons de gestes
Du Moyen-Âge à la Renaissance, il n’était pas inhabituel pour un seigneur ou un roitelet de recourir aux services d’un troubadour ou d’un moine pour rédiger les chroniques – plus ou moins fidèles à la réalité – de sa vie, afin de communiquer à ses sujets son mérite et sa grandeur.
Avec la complexification des rapports politiques entre familles royales, la manœuvre devint même une façon de légitimer sa position : ainsi Edouard Ier (1239-1307), conquérant du Pays de Galles et de l’Écosse, demanda à la fin du XIIIème siècle à Pierre de Langtoft, un moine du Nord de l’Angleterre, d’écrire une chronique dans laquelle il prêcherait l’union de toute la société anglaise contre ses ennemis (l’Ecosse, la France ou le Pays de Galles), lui permettant d’asseoir sa position de manière historique et d’obtenir la coopération du Parlement.
Le monde selon Bern
De nos jours, l’histoire est considérée comme un objet neutre, construit sur des faits et des dates avérées. Pourtant, l’utilisation de l’histoire au service de la politique n’a pas forcément disparu : la nomination de Stéphane Bern, amateur de grandes figures historiques et de belles pierres, à la tête d’une mission de sauvegarde du patrimoine français pourrait bel et bien s’en approcher. Pour Nicolas Offenstadt, maître de conférences d’histoire du Moyen Âge et d’historiographie à l’université Panthéon-Sorbonne, il s’agit même d’une « vraie gifle adressée aux professionnels qui travaillent dans l’ombre sur ces thématiques ».
Les arguments avancés par ce chercheur sont au nombre de deux : tout d’abord, le recours aux services de l’animateur de l’émission « Secrets d’histoire » fait du président un adepte de « l’histotainment » (l’histoire-divertissement), une version de l’histoire en surface, s’attachant aux grands hommes et aux grandes dates, sans explorer les tendances à long terme ni les liens de causalités entre les faits : « ce n’est pas une histoire qui explique, qui aide à la compréhension, c’est une histoire qui n’est qu’un prétexte à la distraction », assène-t-il dans un entretien à l’Obs.

Si les émissions de Stéphane Bern sont très divertissantes, elles ne peuvent prétendre composer un tableau exhaustif du patrimoine français, puisqu’elles se concentrent essentiellement sur les églises et les châteaux, laissant de côté des périodes majeures de l’histoire de France (citons pêle-mêle la colonisation, la révolution industrielle ou encore mai 68).
Ensuite, le spécialiste du Moyen-Âge décèle une manœuvre politique dans le choix du président Macron : celui d’un amateur non dissimulé de « l’ordre et de la monarchie », comme un « signal clair envoyé à une certaine droite identitaire ». L’histoire à la Stéphane Bern, faite de figures comme Jeanne d’Arc ou Louis XIV, participe selon Nicolas Offenstadt à la construction d’un « roman national » penchant à droite, choisissant de souligner certains moments flatteurs et d’en oublier d’autres moins reluisants.
Histoire et politique
Comme nous l’avons remarqué en introduction, histoire et politique sont délicatement liés, la première offrant à la deuxième un riche terreau pour construire idéaux et discours. Ce terreau, malheureusement, est trop malléable ; « l’histoire est écrite par les vainqueurs », indique la maxime, montrant bien qu’après les faits ne reste que ce que l’on en dit et que, sans la rigueur des historiens, ceux-ci peuvent être facilement mis au service de la politique. La question fait d’ailleurs débat à chaque réforme des programmes d’histoire : peut-on encore parler de « nos ancêtres les Gaulois » dans une France multiculturelle, alliage de plusieurs origines ?
Ce n’est pas la première fois que se pose la question de l’indépendance de l’histoire. Quand Fernand Braudel, historien fondateur de l’histoire moderne, adepte du temps long, participe en 1962 à la rédaction du programme d’histoire de Terminale, auparavant rédigé par Ernest Lavisse et qualifié par Laurent Wirth « d’histoire mythologique nationale avec ses paradigmes fondateurs, ses figures emblématiques, sa prétention à l’exemplarité », nombreuses furent les personnalités politiques de l’époque, attachées au « mythe national », à s’insurger. Ainsi, les programmes furent accusés par Michel Debré d’avoir « envoyé la nation aux oubliettes », par Jean-Pierre Chevènement d’être « européistes et mondialistes » et par Jean-Marie Le Pen « d’avoir assassiné l’histoire nationale et l’amour de la patrie ».

Plus récemment, l’ascendant pris par le pouvoir sur l’histoire a été vivement contesté lors de l’élaboration des « lois mémorielles » (loi indiquant la position officielle de l’Etat sur certains aspects de l’histoire, comme le génocide arménien, et punissant éventuellement l’expression d’un point de vue contraire), et notamment la loi du 23 février 2005 sur « les aspects positifs de la colonisation ». A l’époque, un collectif d’historiens avait cosigné un texte intitulé « Liberté pour l’histoire ! », qualifiant l’effort législatif de « falsification » ou de « révisionnisme ».
Pente glissante
De même que l’enseignement de l’histoire avant Braudel était moralisateur et parcellaire (on y émettait par exemple volontiers des jugements de valeur sur les actes de telle ou telle figure, chose aujourd’hui bannie de la science historique rigoureusement objective), de même qu’imposer une version de colonisation à un peuple tend vers le « stalinisme de la pensée » (Pierre Nora), la volonté d’Emmanuel Macron de souligner avec Stéphane Bern une partie seulement du patrimoine français relève presque de la manipulation du passé.
Gardons cependant le sens des proportions : l’argumentaire développé plus haut pousse à l’extrême la logique de la décision de M. Macron, qui hors de cette analyse est parfaitement inoffensive et plutôt louable (il s’agit finalement de sauvegarder des monuments historiques qui tombent en décrépitude). Mais après un discours sans concession sur la colonisation, les attentes envers le président fraîchement élu en matière d’histoire sont forcément hautes. Difficile, donc, de le voir citer en compagnie de Stéphane Bern l’ordonnance de Villers-Cotterêts de François Ier (1539) comme fondation de l’unité linguistique de la France, alors que celle-ci ne s’est faite que bien plus tard, à la Révolution.

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