Aujourd’hui, nous connaissons tous les vidéos-chocs de l’association L214, qui montrent dans une lumière crue les violences, les souffrances, voire les tortures infligées aux animaux dans l’univers sans pitié des abattoirs. Chaque fois que le comportement inhumain des employés des firmes agro-alimentaires parvient jusqu’à notre rétine, nous sommes en droit de nous demander comment des êtres humains, comme vous, comme moi, en arrivent à apaiser leur conscience devant de telles extrémités. Qui sont les ouvriers de cette « industrie de la mort » ?
Le livre-enquête Le peuple des abattoirs de la journaliste et documentariste Olivia Mokiejewski, publié aux Éditions Grasset cette année, a cherché à répondre à cette question. Tout comme Isaure, claquant la porte de l’université pour devenir femme de ménage à plein-temps et mieux comprendre les conditions d’exploitation des travailleurs (Mémoires d’une femme de ménage), Olivia Mokiejewski a fait le choix de l’immersion. Elle a choisi de passer dix jours dans un abattoir de la filière bovine en tant qu’ouvrière intérimaire. Elle a ainsi travaillé juste à côté des postes les plus difficiles de la chaîne, du côté de « la saignée » ; sa tâche consistait principalement à découper les pattes des bovins et à interroger, à visage découvert, les différents ouvriers qu’elle rencontrait durant ses journées de travail.

Premier jour : « Il faut que tu laisses ton cerveau aux vestiaires »
Que nous dit la journaliste ? Les abattoirs, en France, ce sont 50 000 ouvriers non reconnus, dépréciés, et trois millions de bêtes abattues par jour. Ce sont des conditions professionnelles infernales : accoutumance au sang, à la mort, à l’égorgement systématique et industriel, identiques journées qui commencent dans les viscères à cinq heures du matin, chaleur inouïe, odeurs de cadavre, gaz en tous genres qui peuvent rendre malade… La plupart des ouvriers finissent rapidement par abandonner, parfois dès le premier jour ; les autres, comme endurcis, s’habituent par nécessité à leur condition. Souvent, ils rentrent à l’usine par hasard, pour quelques jours ou quelques semaines, et ne trouvent plus la force de changer d’emploi. Néanmoins, l’auteure nous raconte qu’en moins d’une demi-journée, l’homme s’habitue à pendre des cœurs à des crochets qui défilent. « On peut faire accepter l’ignoble à n’importe qui », déclare un ouvrier.
« L’impact psychologique de cette activité sur les ouvriers est clairement sous-estimée »
Des centaines d’ouvriers spéciaux sont davantage payés que les autres salariés à partir d’un quota qui repose sur la productivité, c’est-à-dire le nombre de pièces abattues par heure ou par jour (parfois trois cents). Ils sont souvent accusés de faire grimper la vitesse de la chaîne et cette cadence de production participe nettement, selon les salariés eux-mêmes, à amplifier la violence et la maltraitance qui sévissent dans les abattoirs. En somme, on mutile les animaux pour qu’ils avancent. Nul besoin de connaître par cœur son Capital pour percevoir les mille et une pressions psychologiques et sociales qui s’abattent sur les ouvriers, avant qu’eux-mêmes ne s’abattent sur les animaux.
« Ils tuent pour nous »
La plupart du temps, les abattoirs sont vieux d’une cinquantaine d’années : rouille sur les machines, matériel et locaux vétustes, saletés et délabrement qui peuvent conduire, sans les justifier, les ouvriers à négliger peu à peu ou à contourner les règles d’hygiène. Or, ceux-ci sont les premiers à en souffrir : la journaliste relate plusieurs cas d’employés devenus sourds à cause du vacarme des abattoirs. Certains sont atteints de maladies professionnelles qu’ils ne peuvent déclarer sans risquer de perdre leur poste. Au bout de vingt ans, l’ouvrier est complètement usé ; il est jeté à la retraite. Toutefois, ce que rappelle avec raison ce livre-enquête, c’est bien que ces ouvriers travaillent pour nous, pour que nous puissions déposer chaque jour, et pour certains trois fois par jour, à tout-va, un morceau de viande dans notre assiette. Nous oublions non seulement d’où provient la viande, mais également qui a tué les bêtes pour nous.
L’oubli, le premier des maux
Pour qu’un burger XXL composé de trois étages superposés de steak haché arrive sur notre plateau repas, il a fallu que la viande traverse plusieurs dizaines d’étapes successives dont on ignore totalement le fonctionnement. Nous sommes clairement face à une carence d’information. Imaginez : si la connaissance de l’activité restreinte d’un abattoir d’une seule filière agro-alimentaire dans un seul pays, qui n’est par ailleurs qu’un seul maillon dans la chaîne globale du marché de la viande, nous avons besoin de plusieurs heures de lecture et d’une personne immergée, dévouée tout entière à son enquête, comment pourrons-nous connaître et comprendre le réseau entier de souffrance, d’exploitation et de négligence qui a conduit chaque morceau de chair jusqu’aux micro-ondes du McDo ? En mangeant de la viande, nous ne voyons qu’une partie infime de la chaîne. Chaque bouchée de viande est un morceau avalé de désinformation. Ce qu’il nous faut, dans ces conditions, c’est à tout prix savoir d’où viennent nos aliments, qui les a produits et comment. Et supprimer le reste.

En somme, l’intérêt principal de ce livre-enquête, c’est de nous montrer que le système des abattoirs, avant de maltraiter les animaux, maltraite les personnes qui sont chargées de s’en occuper. Il ne justifie rien, mais nous suggère également de nous préoccuper de ceux qui passent leur vie entière à égorger des bêtes dans l’ombre des grandes marques.
Crédits photos : L214

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