Le 19 décembre 2016, Christine Lagarde n’est condamnée à aucune peine de prison ou amende pour avoir opéré un arbitrage privé et ainsi quasiment « donné » 450 millions d’euros à Bernard Tapie en tant que ministre des Finances. Un mois plus tôt, un homme, au casier judiciaire vierge, se faisait condamner à trois mois de prison ferme pour avoir volé, sous le coup de la faim, une bûche de fromage.
L’exemple précédent souligne l’importance que peut avoir la transformation de sens d’un mot. Prenons ici délinquant. Défini comme une « personne qui a commis un délit », le nom commun délinquant décrit initialement un fait objectif inscrit dans le Code pénal. Cependant, les classes dominantes ont réussi, par l’intermédiaire du discours politique et médiatique, à réduire le sens de ce mot pour ne plus s’inscrire dedans. Résultat de cette évolution : le jeune issu de classes dominées est perçu, par l’imaginaire collectif, comme un délinquant et est considéré comme tel (sur ce sujet, Didier Fassin, La force de l’ordre) tandis que les élites, par définition dominantes, ne sont, malgré de possibles délits, ni appelées ainsi, ni considérées comme telles.
François Fillon peut ainsi extorquer près d’un million à l’Etat français sans pour autant se faire appeler délinquant dans les discours publics. La délinquance se rapproche plus aujourd’hui de la déviance, terme sociologique qui est le fait de transgresser les normes de la société. Ainsi, les normes et valeurs d’une société étant de facto instaurées pas les classes dominantes, les déviants, les délinquants, sont ceux qui ne sont pas en phase avec celles-ci, donc les dominés (voir ici le travail de Pascal Chamboredon, La délinquance juvénile, qui montre que les déviants sont déviants car leur socialisation ne leur donne ni les moyens ni les objectifs pour réussir « normalement »).
Lorsque les élites commettent des délits (elles fraudent le fisc par exemple), elles ne transgressent pas les normes étant donné que ce sont elles qui les « fixent ». L’exemple de Christine Lagarde illustre parfaitement ce point, tout comme celui des Panama Papers. Malgré les preuves évidentes, les condamnations sont rares (une seule aujourd’hui) et peu importantes au vu de la faute commise. On observe ici les répercussions sociales engendrées par ce changement de sens qui est donc loin d’être négligeable. Le pouvoir des mots est mis en exergue, la langue, sa transformation et son usage sont des outils, des armes pour les classes dominantes.
Ainsi, la déformation de sens d’un mot devient un réel enjeu de lutte. L’évolution du terme « assisté » est, dans cette optique, intéressante.
Dans la définition initiale du verbe, assister revient à « secourir quelqu’un, un groupe qui est dans le besoin, lui apporter une aide matérielle et morale ». A connotation positive, cette définition expose le sens premier de ce mot. On assiste donc quelqu’un pour l’aider, la « non assistance à personne en danger » est même punie par le droit. Cependant, à partir des années 1980 et du règne du néolibéralisme, ce terme a pris une toute autre connotation, bien plus négative et péjorative. On appelle désormais « assisté » une personne « profitant » des aides sociales pour vivre sur le dos de l’Etat sans travailler.
L’assistanat serait donc, selon les mots de Laurent Wauquiez s’inspirant de la doctrine de Margaret Thatcher, « le cancer de notre société ». Une nouvelle fois ici, le discours politique, aidé de l’appui médiatique, amène des mots à changer de sens, ce qui provoque de fortes conséquences sociales. Dans sa thèse, La cause des pauvres en France, de la Sécu au RSA, le sociologue Frédéric Viguier expose cela en montrant la culpabilisation croissante dont sont victimes les pauvres : ils seraient, selon les termes politiques employés par la droite libérale, les assistés du système, véritable boulet économique empêchant la relance de la croissance.
Cette situation serait due à leur fainéantise, leur non-discernement, ou leur incapacité à faire des efforts. Le changement de sens du terme « assisté » correspond donc parfaitement à cette logique de culpabilisation qui apparaît à la fin du XXème siècle. De nouveau, ce sont les classes dominantes qui sont à l’origine de cette transformation et qui, par leur position sociale, arrivent à imposer cette évolution à la société.

Une du Figaro Magazine le 4 juin 2011
Le rôle des médias est également prépondérant. Que ce soit par l’importance accordée aux discours politiques ou par le relais donné aux théories économiques néolibérales, ils participent grandement à ces transformations linguistiques, véritable arme politique des classes dominantes. Pour preuve, eux mêmes l’utilisent fréquemment. Un exemple frappant est celui du mot « nominé ».
Anglicisme à l’origine (de « nominee »), il remplace de plus en plus le verbe nommer. A connotation initiale positive (on est nominé pour un prix, une récompense type prix Goncourt, César…), il a, de fait des émissions de téléréalité, pris un sens beaucoup plus négatif. On est, en effet, nominé à une éventuelle élimination. Loin d’être anodine, cette transformation a de réelles répercussions. Elle permet de masquer ce qu’est réellement le jeu lié à l’émission : une élimination arbitraire pour des critères non objectivés (la beauté du candidat, son poids, sa couleur de peau, son sexe, son caractère…).
Cette « violence symbolique » (P. Bourdieu) dont sont victimes les candidats est masquée par les médias qui utilisent leur position dominante pour jouer sur la langue et camoufler ce qu’est réellement leur émission ; une « mise à mort symbolique » qui ressemble étrangement aux jeux du cirque de l’époque romaine… à la différence près qu’on envoie un SMS plutôt que d’abaisser le pouce.
La transformation du sens de certains mots a donc de fortes retombées sociales, comme nous avons pu le voir avec « délinquant », «assisté », et « nominé ». Ces changements illustrent à la perfection les pouvoirs qu’ont les mots, et l’arme qu’est la langue. Les classes dominantes, dont sont issues ces évolutions, ont conscience du pouvoir qu’elles détiennent et n’hésitent pas à l’utiliser pour satisfaire des intérêts personnels. Que ce soit pour enfreindre la loi et voler l’Etat en changeant le sens du mot « délinquant », pour culpabiliser les pauvres et chômeurs et promouvoir un système économique qui les avantage en modifiant le terme « assisté », ou encore pour faire plus d’audience et éviter de choquer les téléspectateurs en donnant une connotation négative à « nominé », les mots deviennent une arme du pouvoir.
Ainsi, loin de nous montrer une moyennisation et uniformisation de la société (théorisée par exemple par Henri Mendras), l’étude des transformations de sens de certains mots nous rappelle subtilement que ce sont avant tout des relations de pouvoir qui se jouent. L’importance de la parole du politique en est le signe le plus flagrant : même la vulgarité de Sarkozy ou l’aplatissement de Hollande disent quelque chose de leur volonté politique. En orientant notre rapport au langage dans certaines directions (sans qu’il s’agisse d’une conspiration des élites), les politiques, les médias orientent notre rapport au monde lui-même ; soyons-en conscients.

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