Longtemps présenté comme un contrepouvoir, le Sénat se transforme comme un rouage central du macronisme. Devenu le partenaire privilégié de l’exécutif au Parlement, son fonctionnement et sa composition font de lui un bastion conservateur et un garant de l’ordre établi par Macron depuis bientôt une décennie.
L’histoire du Sénat
Née dans le sillage de la Révolution française pour contenir les dérives potentielles d’une assemblée unique, la chambre haute du Parlement s’est imposée, à travers les siècles, comme un organe censé assurer l’équilibre des pouvoirs, en servant de contrepoids à l’Assemblée nationale.
Tantôt centrale, tantôt effacée selon le régime sous lequel cette chambre officiait, la constitution de la Ve République a attribué au Sénat une importance considérable au regard de ses compétences en matière législative et d’évaluation des politiques publiques.
Le Sénat conserve aujourd’hui un rôle central dans le paysage politique français – chargé d’élaborer ou d’examiner les lois, de contrôler le gouvernement et de représenter les collectivités locales.
Les commissions d’enquête parlementaires, notamment, sont l’outil majeur des sénateurs pour exercer ce contrepouvoir. Lieu important de la vie politique, elles sont retransmises sur différentes plateformes, cumulant des dizaines de milliers de vues. Depuis la réforme de 2008, chaque groupe parlementaire peut proposer un thème de commission d’enquête une fois par an.
Parmi les commissions d’enquête les plus marquantes récemment : celle sur les eaux minérales, dans le cadre du scandale Nestlé ; celle sur l’utilisation des 211 milliards d’aides publiques aux grandes entreprises qui propose « d’imposer le remboursement total » d’une aide si l’entreprise délocalise dans les deux ans le site ou l’activité ayant justifié l’aide ; ou encore celle sur les agences de l’État, qui menace les institutions écologiques sous couvert d’économies.
Malgré cet outil, dont les conclusions d’enquête n’obligent en rien l’exécutif, le fonctionnement et les prises de position du Sénat en font de plus en plus un bastion conservateur.
Un déficit démocratique structurel
Les sénateurs, à l’inverse des parlementaires, sont élus au suffrage indirect par un collège d’environ 160 000 “grands électeurs” – principalement des conseillers municipaux, ainsi que des conseillers régionaux et des parlementaires.
Le mode de scrutin de la haute chambre du Parlement alimente ainsi l’une des principales critiques qu’on lui oppose : son déficit démocratique. En réalité, le Sénat apparaît encore comme l’héritage d’une époque où la chambre haute n’avait pas vocation à démocratiser le fonctionnement du Parlement, mais plutôt à garantir la préservation d’un ordre établi.
Cela explique en partie pourquoi la droite et le centre dominent presque sans discontinuer le Sénat depuis 1958, à l’exception d’une courte période entre 2011 et 2014, après une avancée notable des listes de gauche lors des municipales de 2008.
L’immobilisme de la chambre haute du Parlement contraste avec la volonté populaire exprimée lors des élections de 1981, 1988, 1997 ou encore 2012, dates auxquelles les Français ont accordé la majorité à des partis de gauche à l’Assemblée ou à l’Élysée, tandis que le Sénat restait ancré à droite.
« Il y a une divergence incontestable entre la volonté du peuple telle qu’elle s’exprime dans les élections nationales, et le Sénat, où la droite est représentée », expliquait Clément Viktorovitch au micro de Franceinfo en février 2023.
De contrepouvoir à pilier de l’exécutif
Cette permanence d’un Sénat majoritairement acquis à la droite a des conséquences politiques très concrètes. Conçu à l’origine pour agir en contrepouvoir à l’exécutif, il s’est progressivement imposé comme un partenaire privilégié du gouvernement.
Et pour cause : depuis la perte de majorité absolue du parti d’Emmanuel Macron à l’Assemblée nationale après les législatives de 2022 et de 2024, c’est dans la chambre haute que l’exécutif trouve l’appui nécessaire pour imposer la continuité de ses politiques.
Les tensions entre le gouvernement et le Palais du Luxembourg, qui ont été caractéristiques du premier mandat d’Emmanuel Macron – avec comme point culminant la création par le Sénat d’une commission d’enquête pour l’affaire Benalla – semblent désormais bien lointaines.
En témoignent le nombre de sénateurs présents dans les derniers gouvernements au pouvoir : neuf sénateurs sous Michel Barnier – un record sous la Ve République – et huit sénateurs (ou anciens sénateurs) sous François Bayrou. À noter que dans ces deux gouvernements était présent Bruno Retailleau, l’ancien président du groupe Les Républicains (LR) au Sénat, qui est le groupe majoritaire dans la haute chambre, avec 130 sénateurs sur 348.
Afin d’éviter les affrontements politiques à l’Assemblée Nationale, où le pouvoir ne dispose plus de majorité, c’est désormais avec le Sénat que l’exécutif compose pour retrouver une majorité au Parlement.
Quand le Palais du Luxembourg impose ses lois
Avec la place centrale qu’on lui accorde, la chambre haute est donc devenue un moteur décisif du processus législatif. Le dernier rapport annuel du bilan d’activité du Sénat indique que sur les 71 textes de lois définitivement adoptés entre octobre 2024 et juillet 2025, 22 proviennent du Sénat, soit près du double que sur l’année parlementaire 2023-2024.
La très controversée loi Duplomb a été propulsée au centre du jeu législatif par le Sénat, malgré une opposition massive de la société civile. Après y avoir été voté aisément, son passage à l’Assemblée Nationale a fait l’objet d’une stratégie de contournement du débat, afin d’être envoyé en Commission Mixte Paritaire (CMP), où la prédominance de la droite a assuré son adoption sans trop de contraintes.
Il s’agit là d’une stratégie relativement récente, et où le Sénat assume pleinement son rôle de partenaire privilégié de l’exécutif.
Pour se prémunir d’une confrontation des idées au sein d’une Assemblée où les rapports de force sont devenus trop incertains, une autre voie est favorisée : contourner les débats souvent houleux de l’Assemblée pour renvoyer les textes les plus controversés directement en commission mixte paritaire.
Dans cette instance, composée de sept sénateurs et de sept députés, il s’agit officiellement de trouver un compromis, mais dans les faits, la prédominance de la droite et du centre au Sénat garantit des textes plus favorables aux orientations de l’exécutif.
« Le Sénat, fort de la cohésion de sa majorité, s’est affirmé comme chambre dominante, tandis que les commissions mixtes paritaires se sont dévoyées en « 3ème chambre ». En effet, les groupes soutenants, à des degrés divers, le gouvernement ont bien compris qu’ils pouvaient assurer dans cette instance la majorité dont ils ne disposent pas en séance publique. C’est la raison pour laquelle un nouveau détournement procédural est venu enrichir le droit parlementaire : l’usage par les rapporteurs de la motion de rejet préalable prévue à l’article 91, alinéa 5, du Règlement de l’Assemblée nationale. Sollicitée à plusieurs reprises, cette manœuvre a eu pour effet immédiat de consacrer le texte sénatorial comme base de travail des CMP », écrit l’ancien garde des sceaux et professeur de droit Jean-Jacques Urvoas dans un article pour le Club des Juristes.
Cette mécanique institutionnelle consacre ainsi le Sénat comme une chambre primordiale dans l’élaboration des lois, non plus en simple contrepoids, mais en véritable pivot du processus législatif.
Ce rééquilibrage s’accompagne d’une attitude sélective, où le Sénat s’érige volontiers en filtre conservateur. Lorsqu’il s’agit d’entraver des mesures progressistes jugées trop contraignantes par l’aile droite de la sphère politique, la chambre haute sait se montrer intraitable.
Ainsi, la « taxe Zucman », votée à l’Assemblée pour imposer davantage les grandes fortunes et contribuer à la réduction de la dette publique, a été rejetée par le Sénat, aligné sur les positions gouvernementales. Un véritable « vote de la honte », pour reprendre les termes de la militante écologiste Camille Étienne, au moment même où grandit en France un mouvement social d’ampleur, et dont l’une des revendications centrales est la taxation des grandes fortunes.
Cette convergence récurrente entre l’exécutif et le Palais du Luxembourg illustre combien le Sénat, loin d’être un simple contre-pouvoir, agit aujourd’hui comme un pilier institutionnel de la continuité néolibérale des politiques macronistes, verrouillant les réformes sociales et environnementales sous couvert de stabilité politique.
Ce rôle de plus en plus complaisant avec un exécutif en pleine crise, loin de renforcer la démocratie parlementaire, alimente au contraire les critiques sur l’utilité et la légitimité même du Sénat dans une Ve République à bout de souffle.
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