Dans une longue enquête, les ONG Corporate Europe Observatory (CEO) et Transnational Institute (TNI) lancent l’alerte. De grands cabinets d’avocats surveillent les mesures environnementales et sociales prises par les Etats dans la lutte contre la crise sanitaire, et préparent leurs clients, des multinationales, aux façons d’attaquer ces Etats en justice si les décisions allaient à l’encontre de leurs profits. En jeu : des poursuites judiciaires à plusieurs millions de dollars dans des domaines aussi essentiels que l’eau, l’habitat et la santé.
La justice d’exception accordée aux multinationales
Si le terme « tribunal privé » paraît antagonique en lui-même, il est pourtant la réalité concrète d’une justice d’exception accordée aux multinationales et permise par les traités de libre-échange. Parmi les nombreuses clauses de ces accords, l’arbitrage investisseur-État (ISDS en anglais pour Investor-State Dispute Settlement) permet aux entreprises d’attaquer en justice un État devant un tribunal arbitral international.
En 2018, un tribunal privé avait ainsi purement et simplement annulé l’amende de 9,5 milliards de dollars que l’entreprise pétrolière Chevron devait payer à l’Equateur en compensation d’une des plus grandes pollutions commises délibérément en Amazonie par l’entreprise.
Qui dit tribunal, dit avocat. Et ce sont justement de grands cabinets d’avocats spécialisés dans ces affaires qui mènent depuis plusieurs semaines un travail de veille intense sur les mesures prises par les Etats du monde en entier dans la lutte contre le covid-19. Cette vision du monde paraît absurde tellement elle en devient manichéenne, et pourtant les faits sont là :
Pendant que certains sont occupés à préserver la santé du plus grand nombre, d’autres cherchent à retirer de l’argent de la crise sanitaire.
Ainsi, à grand renforts de webinaires et de contenus écrits, les cabinets d’avocats incitent les multinationales, leurs clientes, à utiliser les accords d’investissement, au cœur des traités de libre-échange, comme un outil pour « demander réparation et / ou compensation pour toute perte résultant de mesures étatiques ».
Les mesures gouvernementales dans le viseur des avocats et des multinationales : les restrictions de voyages, d’opérations commerciales et d’avantages fiscaux mais aussi les avantages accordés aux entreprises nationales en période de crise économique par rapport à leurs concurrentes étrangères.
« Comme les litiges liés à l’ISDS « suivent souvent une crise économique, financière ou autre » (Debevoise & Plimpton), certains avocats prédisent une « vague de litiges importante qui se produira en réponse à la pandémie de COVID-19 » (Alston & Bird). Avec des frais de justice pour les litiges relatifs à l’ISDS d’environ 5 millions de dollars par partie, dont certains ont dépassé 30 millions de dollars dans certains cas, un boom des poursuites entraînerait d’énormes profits pour les cabinets d’avocats. » détaillent ainsi les ONG
On comprend donc mieux l’intérêt des avocats à offrir un guide sur mesure aux multinationales pour attaquer les Etats en justice.

Des domaines qui devraient relever du bien commun
Les ONG ont ainsi repéré une dizaine de secteurs pour lesquels les multinationales pourraient demander des dédommagements aux Etats devant les tribunaux. Nombre d’entre eux devraient normalement relever du bien commun, et sont tout simplement indispensables à une bonne hygiène de vie : l’eau et la santé en tête.
Ainsi, le Salvador et la Bolivie sont dans le viseur des firmes d’avocat pour avoir décidé de supprimer les factures d’eau pour les familles frappées par le covid-19. Eau courante pourtant indispensable pour respecter l’une des règles sanitaires les plus basiques : se laver les mains. D’autres pays sont également scrutés pour avoir pris des décisions similaires concernant les factures d’énergie ou les loyers.
De la même façon, la mobilisation de cliniques privées, en Irlande et en Espagne, ou d’hôtels pour décharger les hôpitaux publics saturés, tout comme la réquisition de masques ou de chaînes de production d’usines pour construire des appareils respiratoires font partie des mesures qui pourraient être attaquées par les multinationales, selon les recommandations des cabinets d’avocat.
Ces firmes d’avocat sont également préoccupées par les licences obligatoires que pourraient mettre en place les Etats afin de garantir un accès universel aux médicaments anti-covid. En effet, dans la course au vaccin, ces licences permettraient à des producteurs, non titulaires des brevets, de fabriquer et distribuer ces médicaments. Une mesure pleine de bon sens pour les uns, une réduction considérable du revenu des ventes pour les autres…
Ironie de l’histoire, le manque d’anticipation par certains gouvernements dans la gestion de la crise sanitaire fait partie des arguments déjà préparés par les avocats dans l’hypothèse de poursuites judiciaires.
Ainsi, l’un des scénarios relevés par les ONG est carrément préoccupant : les multinationales pourraient poursuivre en justice les Etats n’ayant pas su prévenir les manifestations populaires !
« Si des troubles sociaux entraînent le pillage d’entreprises, les investisseurs étrangers pourraient prétendre que l’État a manqué à son obligation d’assurer une protection et une sécurité complètes. » fait ainsi valoir le cabinet d’avocats londonien Voltera Fietta
Les ONG Corporate Europe Observatory (CEO) et Transnational Institute rappellent ainsi qu’en 2017, un tribunal privé avait statué contre l’Egypte, pour ne pas avoir assez bien protégé une multinationale des attaques de groupes militants, issus du Printemps Arabe, sur un gazoduc de l’investisseur israélo-américain Ampal-American.

Sortir des traités de libre-échange
Si les Etats peuvent toujours se défendre d’avoir agi pour l’intérêt général, il est cependant très facile pour les multinationales de contester les mesures spécifiques qui ont été prises dans la lutte contre la crise sanitaire, et argumenter sur le fait que ce n’était pas les plus efficaces pour limiter la casse économique, peu importe si elles ont réussi à sauver des vies.
« À une époque où la crise sanitaire mondiale est aggravée par une crise économique majeure, la nécessité d’éviter les demandes d’arbitrage investisseur-État n’a jamais été aussi grande. C’est pourquoi les experts ont appelé à une restriction permanente de tels défis aux mesures gouvernementales ciblant les effets sanitaires, économiques et sociaux de la pandémie de COVID-19 – et à un moratoire immédiat sur les poursuites ISDS en général. Il existe déjà un projet de proposition d’accord pour suspendre les demandes d’ISDS pour les questions liées au COVID-19. » expliquent-elles
Pour les deux ONG, une solution reste la plus radicale et efficace : « sortir des traités de libre-échange avant qu’il ne soit trop tard », à l’image de l’Italie qui a quitté le Traité sur la Charte de l’Energie, un accord qui protège les pollueurs. En Europe, il y a encore un long chemin à faire, alors qu’un traité de libre-échange vient d’être signé entre l’UE et le Mexique, au détriment des agriculteurs européens.
Sortir des traités de libre-échange permettraient également aux populations de quitter une posture défensive sur la sape des acquis sociaux et environnementaux, pour passer à une posture offensive. Plus question d’accepter des règles juridiques qui nous sont imposées, plus question d’accepter d’être gouverné par de grands groupes privés au détriment de l’intérêt général.
Au moment où la solidarité devrait être renforcée pour faire face ensemble à cette crise climatique, sociale, économique et sanitaire, plus rien ne justifie le maintien d’un tel dispositif légal où les acteurs économiques les plus riches ont droit à un traitement de faveur. Rien ne justifie que la recherche de profits économiques mérite une protection plus solide que l’obligation d’assurer un niveau de vie décent aux peuples.