Curridabat, une petite ville du Costa Rica, vient d’octroyer la citoyenneté aux insectes pollinisateurs, aux arbres et aux plantes indigènes, un statut juridique qui leur permet maintenant d’être défendus devant des institutions judiciaires. Cette démarche s’inscrit dans un projet plus large de reconnaissance de la nature comme d’une entité morale, de reboisement et de création d’un réseau national de corridors biologiques.
Le Costa Rica, une politique écologique audacieuse
Une côte sur l’Atlantique, une autre sur le Pacifique, des cordillères volcaniques : le Costa Rica, petit pays de 5 millions d’habitants à la jonction de l’Amérique du Nord et du Sud, ne couvre que 0,03 % du territoire mondial ; et pourtant, ses 51 100 kilomètres carrés abritent plus de 6 % de la biodiversité connue de notre planète.
Grâce à une politique audacieuse de protection de l’environnement menée depuis les dernières décennies du XXe siècle, un quart du pays est aujourd’hui devenu un « espace naturel protégé » et la forêt recouvre désormais 52 % du territoire national, contre seulement 20 % dans les années 1980.
Alors que son énergie est déjà issue à 99 % de sources renouvelables, le Costa Rica ambitionne d’atteindre la neutralité carbone en 2050, et il met tout en œuvre pour y parvenir.
Il faut croire que la bonne volonté paie, car tout n’est pas rose au pays de la biodiversité. Depuis une vingtaine d’années, le Costa Rica fait face à un exode rural inédit, en particulier vers sa capitale, San José, qui concentre à elle seule 2,5 millions d’habitants, soit la moitié de la population.
Motivés par le chômage et le monopole de l’agriculture par de grandes firmes étrangères, ces déplacements massifs ont augmenté la pollution et provoqué une urbanisation chaotique, ainsi qu’une dégradation du niveau de vie dans les centres et les périphéries.
« En quinze ans, nous sommes passés d’une société rurale à une société urbaine, et nous n’étions pas prêts pour un changement aussi rapide », a déclaré l’année dernière au « Parisien » le ministre de l’Environnement costaricien, Carlos Manuel Rodriguez.
Dans le reste du monde, les villes ont doublé de superficie depuis 1992.
La citoyenneté reconnue aux pollinisateurs et aux végétaux
Au lieu de subir un tel transvasement démographique, certaines communes du Costa Rica ont fait un pari à contre-courant de toutes les doctrines : accélérer la transition écologique des espaces urbains et leur résilience. C’est le cas de Curridabat, aussi connue sous le nom de Ciudad Dulce, ou « Douce Ville ».
Comme le rapporte le quotidien anglais « The Guardian », cette banlieue de 34 000 habitants située au sud-est de San José vient « d’étendre la citoyenneté aux pollinisateurs, aux arbres et aux plantes indigènes », faisant de ce territoire normalement perdu pour la nature « un refuge pionnier de la faune urbaine ».
Abeilles et papillons, chauves-souris, colibris et grenouilles, guanacastes, figuiers et eucalyptus sont devenus des citoyens de la municipalité de Curridabat.
En pratique, toutes ces espèces de la faune et de la flore sont considérées comme des infrastructures ou des agents produisant des services écosystémiques essentiels pour le bien de la communauté, comme la production d’oxygène, l’épuration des eaux, la pollinisation, la séquestration de carbone, ou encore l’entretien de la biomasse. À ce titre, elles jouissent de nombreux droits et peuvent être défendues.
Cet octroi de la citoyenneté aux non-humains relève d’un projet plus large, depuis longtemps théorisé par les penseurs écologistes : la création d’un réseau de corridors biologiques. À l’aide des techniques de cartographie modernes, la commune entend tout d’abord :
« orienter les projets de reboisement sur les lieux où vivent les résidents âgés et les enfants afin de s’assurer que ceux-ci bénéficient de l’élimination de la pollution atmosphérique et du refroidissement que les arbres fournissent ».
En multipliant les zones où les espèces indigènes prolifèrent et en les connectant spatialement entre elles, la commune de Curridabat espère ensuite créer des milieux résilients à l’intérieur-même de la ville, au sein desquels les pollinisateurs pourront proliférer et les animaux vivre, transiter et se reproduire.
À terme, chaque rue est destinée à devenir un corridor biologique et chaque quartier un petit écosystème, sachant que ce projet s’intègre dans une politique nationale de réduction des structures, des déchets et des véhicules polluants.
« Les corridors biologiques interurbains ont un double objectif », confie au « Guardian » Magalli Castro Álvarez, responsable du réseau de biocorridors du Costa Rica. « Ils suscitent une connectivité écologique [une non-fragmentation des milieux, ndlr] et consolident aussi les infrastructures vertes, au moyen des routes et des berges bordées d’arbres qui sont reliées aux petites aires boisées existant encore dans les zones métropolitaines. Ils améliorent la qualité de l’air et de l’eau et procurent aux gens des espaces de détente, d’amusement et de santé. »
Certes bien différents de leurs homologues des campagnes, les biocorridors urbains permettent de réintroduire la nature dans les villes et de subordonner le développement de celles-ci au paysage.
La reconnaissance citoyenne pour en finir avec une vision du monde anthropocentrée
Donner des droits aux animaux, octroyer la citoyenneté à des plantes, reconnaître des fleuves ou des espaces naturels comme des entités morales, toutes ces décisions juridiques qui fleurissent dans des pays de plus en plus nombreux ces dernières années poursuivent un but commun : mettre fin à la souveraineté de l’homme sur la nature et renverser la distinction millénaire entre personnes et choses, entre humains et non-humains.
En 2017, le Parlement de Nouvelle-Zélande a accordé au fleuve Whanganui le statut « d’entité vivante », refermant le plus long litige juridique de l’histoire du pays. Le fleuve sacré des Maoris —y compris ses affluents, son embouchure et tous les êtres vivants qui habitent ses bords — a désormais les mêmes droits qu’une personne humaine : il est possible de le défendre devant la justice, des plaintes peuvent être déposées en son nom, et les membres de la tribu maori, loin d’en être les propriétaires, en sont les gardiens.
D’autres exemples existent dans le monde, en Équateur, en Bolivie et en Colombie, ou encore dans des comtés aux États-Unis. Selon Valérie Cabanes, juriste mondialement connue militant pour que le crime d’écocide soit intégré aux constitutions nationales au même titre que les crimes de guerre ou contre l’humanité, la conscience de la nature des citoyens occidentaux évolue à une vitesse prodigieuse et tend à rejoindre celle des peuples premiers, qui ne font pas de distinction entre l’humanité et son environnement.
« Depuis le judéo-christianisme et la suprématie de l’Occident sur le monde, l’homme s’est positionné comme dominant. Mais ce n’est qu’une vision du monde, qui est manifestement arrivée à ses limites » a-t-elle déclaré au journal « Le Monde », à l’occasion de la victoire des Maoris au Parlement néo-zélandais.
Le renforcement des droits des entités naturelles permet non seulement de mieux les protéger, mais fait aussi évoluer la vision du monde des êtres humains. Le droit, constituant historiquement nos régimes et déterminant nos rapports en société, représente un outil de choix pour infléchir la relation de l’homme avec la nature et le vivant, qui dans le cas de la Nouvelle-Zélande ou du Costa Rica ne sont plus considérés comme de simples biens de propriété.
L’évolution du droit de l’environnement semble une voie royale pour conduire les populations à abandonner des habitudes de pollution et d’anthropie que nulle institution ne remet dans la pratique en question.
Couv : Photo by Chris Charles