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Communication mensongère : le gouvernement va bien pouvoir financer les entreprises dans des paradis fiscaux

Selon une étude récente, la France perdrait 22 % des recettes de son impôt sur les sociétés, soit 13 milliards d’euros par an, à cause de l’évasion fiscale intra-européenne. Les entreprises qui détournent cette manne financière immense pourront aisément capter les aides de l’État. Malin.

L’annonce de Bruno Le Maire, jeudi 23 avril, sur l’impossibilité pour les entreprises implantées dans des paradis fiscaux de recevoir des aides de trésorerie de l’État est un énième tour de prestidigitation qui relève de la plus pure technocratie. Explications.

Communication mensongère

Le jeudi 23 avril, le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a fait une grande annonce au micro de l’émission « 8 h 30 franceinfo » : les entreprises basées ou ayant des filiales implantées dans des paradis fiscaux ne bénéficieront d’aucune aide de trésorerie de l’État pour faire face à la crise économique que provoque le confinement.

« Cela va de soi qu’il y a des règles qu’il faut respecter. Si vous avez bénéficié de la trésorerie de l’État, vous ne pouvez pas verser de dividendes et vous ne pouvez pas racheter des actions », a claironné le ministre de l’Économie, qui ajoute : « Et si jamais votre siège social est implanté dans un paradis fiscal, il est évident que vous ne pourrez pas bénéficier du soutien public. »

Pas de prêt garanti par l’État, pas d’allègement fiscal, pas de report de charges, pas d’accès au fonds de solidarité : pour les entreprises qui dérogent au droit fiscal français, la sentence est censée être exemplaire.

La France est le troisième pays de l’Union européenne à adopter une telle mesure. Elle emboîte le pas au Danemark et à la Pologne, et précède certainement d’autres États comme l’Italie, la Belgique et l’Allemagne, dont les gouvernements seraient en train de plancher sur des restrictions similaires.

Au Danemark, l’exécutif prévoit d’émettre des obligations d’État à hauteur de 15 milliards de dollars, qui seront dépensés dans des programmes d’aide aux entreprises. Il semble donc tout naturel que les entreprises qui versent des dividendes, rachètent leurs propres actions ou sont enregistrées dans des paradis fiscaux ne soient pas éligibles à un soutien aussi massif de la part des contribuables. La Pologne, quant à elle, versera 22 milliards d’euros aux entreprises, mais ajoute une condition supplémentaire : l’interdiction de licencier du personnel.

Bien que ces mesures ne devraient pas être considérées comme « spectaculaires » ou « hors norme », elles marquent un profond tournant dans la gestion de l’économie, notamment par rapport à la crise de 2008, durant laquelle les aides étatiques étaient distribuées les yeux fermés.

Il faut certainement remercier le travail des lanceurs d’alertes et des journalistes, ainsi que des associations militantes comme Attac, qui au fur et à mesure des scandales (Panama Papers, Lux Leaks, Paradise Papers…) ont réussi à porter la question de l’évasion fiscale sur le devant de la scène médiatique ces dix dernières années.

Le Danemark a pris une mesure radicale : les entreprises domiciliées dans les paradis fiscaux n’auront pas le droit de percevoir des aides – Crédit : Nick Karvounis

En France, l’annonce de Bruno Le Maire est loin d’être devenue une réalité. Au contraire, l’attitude du gouvernement depuis jeudi dernier soulève plusieurs questions. La première : pourquoi cette mesure ne figure-t-elle pas dans la loi de finances rectificative ? Pour y répondre, quelques éléments de chronologie sont nécessaires.

Mercredi 22 avril, le projet de loi de finances rectificative était examiné par le Sénat, après avoir été adopté par l’Assemblée nationale. Une sénatrice de l’Union centriste, Nathalie Goulet, propose alors dans un amendement que les dispositions de la loi « ne s’appliquent pas aux entreprises dont des filiales ou des établissements sont établis dans des États et territoires non coopératifs », c’est-à-dire des paradis fiscaux, en jargon administratif. Malgré un avis défavorable du gouvernement, l’amendement est adopté par les sénateurs.

Mais le lendemain, quelques heures seulement après les déclarations du ministre de l’Économie, cet amendement est supprimé par la commission mixte paritaire (CMP), qui a pour mission d’aboutir à la conciliation des deux assemblées sur un texte commun. Dans la version finale de la loi de finances rectificative, il n’est plus question de conditionner les aides de l’État au respect des lois, s’étonnent de nombreux parlementaires, comme le député Matthieu Orphelin ou la sénatrice à l’origine de l’amendement.

« C’est assez incompréhensible, la méthode est surprenante. J’ai tendance à penser que les annonces se font à la télévision plutôt que devant le Parlement », déclare Nathalie Goulet, qui ne parvient pas à s’expliquer autrement le revirement du gouvernement.

Face à l’incompréhension générale, le ministère de l’Économie a donné un élément de réponse : la mesure sera appliquée par voie règlementaire. L’évasion fiscale de grande ampleur et le transfert massif de capitaux dans des paradis fiscaux concerneraient surtout les plus grandes entreprises françaises.

L’utilisation des failles législatives

Comme l’explique France Culture, les entreprises dont le chiffre d’affaires est supérieur à un milliard et demi d’euros (environ 300 en France) ne peuvent bénéficier d’une aide de trésorerie qu’après avoir reçu l’aval direct du ministre des Finances (Bruno Le Maire) ou du ministre de l’Action et des Comptes publics (Gérald Darmanin), le premier garantissant les prêts et le second autorisant les reports de charges.

Il est donc inutile que la mesure soit entérinée dans la loi, puisque les deux ministres pourront faire en sorte de l’appliquer directement dans les faits. Cependant, une chose est claire : en procédant ainsi, le gouvernement court-circuite le Parlement et conserve les règles habituelles du copinage et des petits arrangements avec les plus grandes entreprises.

Si l’on admet que l’exécutif est sincère, la mesure pose une deuxième question : que recouvre la dénomination de « paradis fiscal » ? La liste française des États non collaboratifs, mise à jour par un arrêté du 6 janvier 2020, comprend treize pays ou territoires : le Panama, les Bahamas, les Seychelles, le Botswana, le Guatemala ou encore les Fidji… Mais parmi eux ne figure aucun pays européen.

Or, notre continent compte plusieurs États qui accueillent, ouvertement ou non, l’évasion et l’optimisation fiscale, bien que la France ne les reconnaisse pas comme tels : l’Irlande, le Luxembourg, les Pays-Bas, Chypre et Malte (les plus actifs), qui selon l’ONG Oxfam seraient susceptibles d’entrer dans la liste noire de l’Union européenne.

L’Irlande, plus connue pour ses bars, est pourtant un paradis fiscal notoire – Crédit : Gregory DALLEAU

Selon une étude récente, la France perdrait 22 % des recettes de son impôt sur les sociétés, soit 13 milliards d’euros par an, à cause de l’évasion fiscale intra-européenne. Les entreprises qui détournent cette manne financière immense pourront aisément capter les aides de l’État. Malin.

En parallèle, dans l’après-midi du jeudi 23 avril, le gouvernement a envoyé une circulaire à l’administration qui précisait la mesure annoncée un peu plus tôt dans la journée : seules les entreprises possédant leur siège fiscal ou une filiale « sans substance économique » dans un territoire non coopératif seront exclues des aides de l’État.

Seulement, ainsi que l’explique en détail Reporterre, la notion de « substance économique » est extrêmement complexe à définir et tout aussi facile à contourner. Un exemple : il suffit qu’une société boîte aux lettres emploie deux ou trois personnes pour qu’elle acquière comme par magie une substance économique.

La seule vertu de cette notion demeure donc de brouiller les pistes. Enfin, la reconnaissance ou non de cette substance économique passera par une déclaration sur l’honneur que devront faire toutes les très grandes entreprises pour demander un prêt garanti par l’État ; de plus, seule l’administration fiscale pourra effectuer des contrôler, et à postériori. Exit les journalistes et les associations. Voilà les grandes lignes du coup de communication du gouvernement.

Pour résumer : les entreprises basées ou ayant une filiale dans un paradis fiscal, selon une liste très restrictive, devront déclarer sur l’honneur que leur activité est bien économique pour toucher les aides de l’État, qui seront accordées sur décision directe du ministre de l’Économie et des Finances, sans que le Parlement ou la société civile puissent exercer le moindre contrôle. Vous avez parlé de poudre de perlimpinpin ?

crédit photo couverture : Ludovic MARIN / POOL / AFP

Augustin Langlade

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