Avec Alain, il a suffi de quelques minutes pour savoir que cette rencontre allait se déplier. Il y a des rencontres comme ça, qui ont l’air de retrouvailles. Dans un petit village de Picardie, il suffit de s’arrêter sous la pancarte Pain au levain et miel du pays, de suivre les flèches, pour trouver un homme enfariné en train de travailler sa pâte, qui vous invite à revenir le vendredi matin pour faire du pain avec lui.
Quand tu commences à fabriquer du pain au levain naturel, tu crées la vie. Nous sommes des créateurs de vie.
Alain suit son idée, fait à sa manière. Il cherche, fouille, invente, explore, rate, recommence. C’est ce qu’il appelle oeuvrer ses métiers.
Trouver les clés de son autonomie
Oeuvrer son métier, c’est d’abord refuser de suivre une manière de faire qui ne corresponde pas à nos valeurs. Pour Alain, il était impossible de faire du pain de façon conventionnelle, en achetant parmi la dizaine de blés conventionnels imposés par l’INRA que les producteurs doivent racheter tous les ans. Dans un monde dominé par l’industrie agroalimentaire, cultiver la diversité est une résistance. Alain a donc choisi d’aller puiser dans les milliers de variétés de blé non commercialisées, de les sélectionner, les resemer, et de créer une variation génétique adaptée à son sol. Il a acheté trente kilos de blé, en a récupéré trois cents, les a resemé et en a récupéré deux tonnes. Cultiver la diversité dans ce qu’on fait est donc une clé d’autonomie qui permet d’oeuvrer son métier.
Savoir se réinventer
Des gens qui ont bifurqué pour sortir d’un mode de production basé sur le seul rendement économique, Alain en a rencontré dans son fournil. Comme ce jeune économiste qui travaillait sur des instruments financiers pour couvrir les risques d’exportation de pétrole au Qatar, et qui à trente-cinq ans, a voulu devenir boulanger. Une rupture dans laquelle Alain peut bien se retrouver, lui qui cultive aussi la diversité dans son parcours de vie. Car avant d’être boulanger, il a été chimiste, marin, peintre, apiculteur.
Il y a quelque chose d’étonnant chez Alain. Quand il parle de ce qui n’a pas marché, il n’en parle pas comme d’un échec. Toute sa vie, il a su s’adapter, en faisant des tours à trois cents soixante de degrés, et plus. La capacité de rebond, c’est ce qui permet d’oeuvrer ses métiers.

Oser claquer les portes
J’ai toujours oeuvré, même quand j’étais salarié. Quand on me demandait de faire quelque chose qui ne me convenait pas, du jour au lendemain je partais. C’est pas les patrons qui me viraient.
Alain fait partie de ces personnes incapables de participer à quelque chose qui va à l’encontre de ses valeurs. Alors des portes, il en a claquées. Il a préféré l’incertitude du lendemain à la certitude de ne pas être à sa place. L’incertitude de savoir si sa nouvelle idée allait marcher, mais la certitude d’être en conformité avec ce qu’il est. Cette liberté n’est pas un voeu de pauvreté, mais la sobriété des besoins permet d’aller au bout de cet engagement éthique.
Savoir jusqu’où on veut se développer
Notre seul problème, c’est qu’on ne veut pas se développer.
Alain ne cherche pas à avoir un rendement maximal, mais à avoir assez pour vivre et pour avoir le temps de vivre – se poser devant son poêle, prendre un verre avec son voisin, dévorer les anciens ouvrages sur l’art du pain, planifier ses voyages. Car Alain reste un explorateur du monde. Trouver la bonne échelle, c’est faire en sorte que notre métier nous permette de vivre bien sûr, mais surtout, qu’il nous laisse vivre.
Rester un explorateur
Derrière la répétition des gestes, Alain vit chaque jour une aventure. On ne sait jamais ce qu’une fournée va donner : comment les levains auront pris, quelle couleur auront les nouveaux blés, ce que ça donnerait si on prenait moins de temps à la pétrie et plus à la levée. C’est la même route, mais chaque traversée est différente.
À chaque pain qu’il sort du four, Alain rit. Comme un jardinier qui ramasse ses fleurs, un maraîcher qui découvre ses légumes. Il a su préserver sa curiosité d’explorateur.
Depuis que je fais du pain je n’ai pas mis une seule fois le réveil. Si je suis pressé de me réveiller le matin, c’est parce que c’est comme une aventure. Comme un départ de régate. Je ne sais pas ce que ça va donner.
S’émerveiller chaque jour devant les surprises que nous réservent notre métier, le faire en étant le plus autonome possible, se donner les moyens de pouvoir arrêter quand on veut, pour aller voir ailleurs. Voilà tout ce que j’ai appris en faisant du pain.
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