Dans les Hautes Pyrénées, Le Kairn, librairie-bistro participe au mouvement récent de lieux qui combinent plusieurs activités pour s’en sortir et donner un nouveau souffle à leur activité.
C’est un village de 500 habitants, au début de la vallée du Val d’Azun, appelée La vallée du soleil. Un bâtiment tout blanc, une voile de bateau sur la terrasse, des tables et chaises, et le parking plein.
Ici, c’est une librairie. Bistro aussi. Ouvert du vendredi au lundi hors vacances et tous les jours pendant les vacances scolaires, de 11h à 21h30. À l’intérieur, le bistro, avec ses tables recouvertes de papier journal collé vernis, une librairie, où chaque rayon est une réjouissance visuelle. Karine, créatrice et gérante du lieu, va et vient pieds nus entre les rayons de la librairie, le comptoir du bistro et celui de la librairie, un massif meuble à rangement d’ancien bureau de poste, d’où elle regarde s’incarner un rêve qu’elle a laissé germer pendant près de 20 ans.

Un lieu de partage pour tous
Tout a commencé bien loin d’ici, en Bretagne, dans le premier café librairie de France, le Caplan, que Karine fréquente. Elle les a tous écumé depuis. Un jour, elle le sait, elle ouvrira un lieu comme ceux-là. Enfin, pas tout à fait. Si elle sait à peu près ce qu’elle veut, elle sait surtout ce qu’elle ne veut pas. Elle veut une librairie indépendante. Elle ne veut pas avoir à suivre toutes les dernières nouveautés. Elle ne veut pas, comme beaucoup de cafés librairies, vendre des livres d’occasion, comme si les livres n’étaient qu’un plus à l’activité du bistro. La librairie sera le cœur de son activité. Elle veut pouvoir choisir les livres qu’elle vend. Et surtout, créer un lieu de rencontres.
« J’ai vu beaucoup de cafés librairies naître. J’en ai vu beaucoup se fermer aussi. Surtout en ville, où les commerces sont soumis aux effets de mode. Les lieux qui s’implantent et qui font partie de la vie locale, c’est dans les zones rurales qu’on les trouve. Parce qu’ici, les gens ne viennent pas seulement chercher un produit mais aussi une ambiance, un état d’esprit, du lien social. »
Alors, au fin fond des montagnes, le Kairn s’en sort très bien. Les amoureux de la montagne, randonneurs, gardiens de refuge, amateurs de sport et d’histoire, y trouvent leurs intérêts autant que les néoruraux, les touristes, les enfants et adolescents. Les rayons se dispersent entre le côté librairie et le côté bistro : Littérature française, Sur le Sentier des Arts, Science et Humanité, À Petits Pas (jeunesse), Échos et Mots du Monde (littérature étrangère), Un Petit Noir (polar), Voyage et Aventure, La Nature faite Page (environnement), Bien-être, Pratique, BD et Revues.
Le bistro aussi a plusieurs fonctions. Il devient un lieu de rencontre pour de jeunes mères en train d’allaiter, pour des « petites mamies » comme dit Karine, qui viennent bavarder et faire du tricot, pour des fêtards du soir.
Il accueille des formations, ateliers et spectacles. Des gens qui ne se voyaient plus se retrouvent par hasard à la librairie. Une dame amène sa mère de 92 ans régulièrement ici… pour les meubles et les lampes. L’ancienne ne peut plus lire, et ne peut manger que la soupe car elle n’a plus de dents. Mais au milieu des meubles anciens et des lampes, elle se sent bien.

Quand on crée un lieu de rencontre, le danger est souvent de créer un entre-soi. Le Kairn n’est ni un repère d’intellos, ni de montagnards, ni de femmes, ni de jeunes, ni de vieux. Il brasse toute la diversité qui font la richesse de tant de régions en France, quand on s’y arrête vraiment.
« Je voulais un lieu pour tous, qui ne soit pas typé, tout en ayant une personnalité. Souvent une librairie est connotée comme un lieu élitiste. J’ai voulu éviter ça. La décoration n’est pas surjouée, j’ai assemblé des choses variées qui ont une histoire. »
Le meuble du bureau des postes, elle a refait le dessus avec le plancher d’un refuge où elle a vécu des années, qui fut détruit. Beaucoup de meubles qui servent d’étagères ont spontanément été offerts par des habitants du village. L’ordinateur est abrité par un meuble de la quincaillerie du grand-père tandis, qu’une lampe art déco de la grand mère illumine une des pièces.
Le refus du modèle associatif
En découvrant ce lieu, la bonne humeur, la gérante pieds nus, les horaires et menus flexibles, le personnel devenant amis avec les clients, bien des gens pensent être dans un lieu associatif. Pourtant, il n’en n’est rien. Dès le départ, le modèle de l’entreprise s’est tout de suite imposé.
« Un lieu comme celui-ci a aussi besoin d’une vision à long terme bien précise, et c’est bien plus facile d’avoir cette cohérence quand c’est une personne qui gère le lieu, qu’en modèle associatif. Cela nécessite aussi un tel engagement dès le départ, en termes de temps et d’argent, que peu de gens sont prêts à le donner en associatif. Tout finit par tomber sur les épaules d’une ou deux personnes, et cela brise les relations. J’ai vu bien des lieux se créer et s’arrêter, des amitiés et des couples détruits parce que le projet n’était pas bien géré. J’ai préféré prendre le risque financier dès le départ, pour me rendre disponible et bien faire mon travail.»
Karine a donc fait le choix d’employer du personnel, acceptant de ne pas se payer pendant les trois premières années. Aujourd’hui elle a trois employés à temps plein, et peut prendre le temps d’être présente pour ses clients, car le métier de libraire est un sacerdoce, tant les conditions sont difficiles.

Librairie : Les dessous d’un métier en souffrance
En France, c’est en moyenne 400 à 500 livres qui sortent chaque mois. Devant une telle offre, le libraire indépendant doit pouvoir prendre le temps de sélectionner les livres qui l’intéressent et qu’il souhaite défendre. Il existe deux type de contrat entre les libraires et les maisons d’édition : soit un contrat d’office, où les éditeurs envoient aux libraires les livres à vendre sans que ceux-ci les choisissent.
On y retrouve donc les noms connus, les personnalités et les prix littéraires. Ventes assurées, prise de risque minimale. Soit un contrat noté, où c’est au libraire de choisir les livres qu’il souhaite. Il a donc plus de travail, il prend des risques pour adapter son offre à sa clientèle.
Quand un libraire achète un livre à l’éditeur, il bénéficie d’un pourcentage de remise, qui lui assure sa marge. Celle-ci varie entre 29 % et 42 %. Le libraire d’office est assuré d’avoir autour de 35 %. Celui qui choisit ses livres et donc peut refuser ceux que l’éditeur veut écouler, doit batailler pour obtenir ses 30 %.

Dans la réalité, sur ces 30 %, il en gagne entre 3 et 6 %, après avoir retiré les charges de loyer, la paye des salariés, les frais de location de logiciels, le transport des livres (autour de 500 euros par mois pour les libraires indépendants). Au final, pour tirer un petit Smic, le libraire indépendant doit faire un chiffre d’affaire de 165 000 euros par an. Pendant ce temps, les diffuseurs-distributeurs des livres, qui ne sont ni ceux qui créent le livre, ni ceux qui le travaillent ni ceux qui le vendent, gagnent 40 à 50 % sur le prix de vente.
« Travailler avec des petites maisons d’édition, ça veut dire avoir des échanges de mails indépendants, faire des virements en avance, multiplier les taches et le temps passé pour aller dégoter un ou deux exemplaires de livres qu’on veut défendre. Je parle souvent avec des libraires qui n’en peuvent plus. »
Coupler deux activités : la clé pour s’en sortir ?
« Moi j’arrive à respirer parce que j’ai deux poumons. Un culturel avec la librairie, et un poumon économique avec le bistro. Je fais un travail très prenant, mais je reste libre dans mes choix. Si je n’étais pas libre à quoi ça servirait de m’épuiser ? »
Au Kairn, 65 % du chiffre d’affaire provient de la librairie, mais 75 % de la rentabilité vient du bistro. C’est ainsi que Karine se permet bien des choses dans sa librairie : d’abord, pas de vitrine, pas de réclame pour certains livres qui seraient plus importants que d’autres. Les bandeaux des prix littéraires, elle les enlève.
« Ça influence énormément les lecteur. En France on est très sensible au prestige. On sait que les prix c’est une question de carnet d’adresses plus que de talent, à quelques exceptions près. »
Le marché du livre évolue. Alors que la règle des trois mois en librairie et après un livre est mort se resserre à quelques semaines, certains livres mettent six mois à se vendre et à prendre, poussés par les libraires et les lecteurs, par le bouche à oreille.
« Il faut vraiment accompagner les gens dans leur choix. Quand tu n’as pas le best seller que les gens veulent, il faut pouvoir les orienter vers quelque chose auquel ils n’auraient pas pensé mais que finalement ils vont adorer. C’est là qu’il faut saisir les goûts et la personnalité des gens. C’est le cœur du métier et c’est pour cela que je veux me rendre disponible en prenant des risques financiers. »
Quand des clients viennent, Karine prend le temps de les laisser fouiner, et puis d’écouter leurs envies, leurs curiosités. Elle fait un véritable travail sociologique.
« Rien ne me fait plus plaisir que de voir des clients débarquer dans la librairie inquiets et soupirant. Je dois faire un cadeau et je n’ai aucune idée, et repartir tout sourire avec le livre idéal pour leur ami, leur neveu ou leurs parents. »
Les lieux comme le Kairn sont une réponse aux mutations sociales et économiques qui menacent certains métiers. Comme Karine, de plus en plus de gens se mettent à combiner plusieurs activités pour s’en sortir. Ils se mettent en capacité de rebondir, et des lieux retrouvent un aspect fondamental de leur existence : créer du lien social. À Marseille, une coiffeuse crée un salon de coiffure-galerie d’art. À Montréal, les cafés buanderies existent depuis bien longtemps. Qui inventera la prochaine combinaison ?
Le Kairn, Route du Val d’Azun, 65400 Arras en Lavedan : www.lekairn.fr