Lydia et Claude Bourguignon sont microbiologistes spécialisés dans l’étude des sols depuis plus de 30 ans. Lessivés par des décennies d’agriculture industrielle, les sols sont aujourd’hui en piteux état. Couplé à la sécheresse qui fragilise l’ensemble de nos écosystèmes, il n’a jamais été aussi urgent de remettre en cause notre rapport à la Terre pour mieux la comprendre et la soigner. Ces « médecins de la Terre » expliquent à La Relève et La Peste comment.
LR&LP : Pouvez-vous présenter ?
Lydia Bourguignon : Nous sommes consultants dans le monde agricole que ce soit en maraîchage, céréaliculture ou vignes depuis 30 ans. Avant je travaillais à l’INRA sur la qualité des aliments de l’homme, c’est à ce moment qu’on s’est rencontrés et qu’on a réalisé que la nature était dans un état catastrophique. On a donc décidé de quitter nos postes de fonctionnaires pour créer le Laboratoire d’Analyses Microbiologiques des Sols (LAMS) puisqu’on s’intéresse surtout à la Vie du Sol.
Beaucoup de gens pensent que le sol est support, qu’il suffisait de mettre de la fertilité avec des intrants chimiques pour que tout aille bien, or le sol est un écosystème complexe. Depuis 30 ans, on parcourt le monde pour apprendre aux agriculteurs à connaître leur sol et les aider à faire une conversion vers l’agriculture biologique.
Claude Bourguignon : Je suis microbiologiste du sol et j’ai travaillé pendant 10 ans sur les bactéries fixatrices d’azote, mais en voyant les sols mourir j’ai décidé de quitter l’INRA qui est totalement sous la coupe de l’agroindustrie et manque d’une cruelle liberté de pensée.
Nous étions entrés dans un institut national pour travailler au service de la Nation, pas à celui des grandes entreprises privées. Depuis, on a fait 12 000 analyses de sol à travers le monde donc on commence à avoir une petite idée de ce qu’est un sol et comment il fonctionne.
LR&LP : Justement, comment fonctionne un sol ?
C.B. : Le sol est le milieu le plus complexe de la planète puisqu’il est formé du minéral le plus complexe qui est l’argile, qui se fusionne avec la molécule la plus complexe qui est l’humus. Et cette double complexité va permettre de créer une capacité d’échange et de retenir les éléments nutritifs, de stimuler à la fois le système racinaire et le système microbien puisque ce sont les microbes du sol qui nourrissent les plantes.
L’industrie essaie de faire croire que sans engrais et sans pesticides on ne peut pas nourrir les hommes, c’est complètement faux, ce sont les microbes qui nourrissent les plantes.
Le travail d’un agriculteur n’est pas de les tuer à coups de pesticides et de brûler la matière organique. Le travail d’un agriculteur est de stimuler les microbes du sol, un peu comme un boulanger qui crée son levain, il doit faire gonfler son sol pour nourrir et cultiver des plantes saines qui nourrissent correctement les gens et non pas produire de la malbouffe comme le fait l’agriculture industrielle.
LR&LP : Cela fait 30 ans que les sols se meurent en France, la situation a-t-elle empiré depuis que vous avez fait ce constat et quelles sont les plus grandes menaces ?
L.B. : Il est difficile de dire que cela a empiré ou de façon générale, chaque territoire a ses spécificités. Il y a quand même un peu d’espoir car il y a beaucoup de conversion vers l’agriculture biologique avec de plus en plus de gens qui entendent l’urgence de la situation, grâce à certains médias qui jouent leur rôle. Une vraie sensibilité se développe de plus en plus.
Dans les endroits où il n’y a pas cette prise de conscience, les sols sont en bien plus mauvais état qu’il y a 30 ans. Il y a des cultures qui sont extrêmement difficiles à remettre debout : la pomme de terre, toutes les plantes sarclées comme les betteraves. Comme on ne fait plus de rotation cultures ou seulement de 2 ans ce qui n’est pas suffisant pour laisser les sols se régénérer, qu’on est en monoculture, il y a de vrais problèmes.
C.B. : Le fait est qu’actuellement, les sols disparaissent plus vite que ce qu’ils se reconstituent. C’est un vrai danger.
LR&LP : De combien de temps au minimum les sols ont-ils besoin pour se régénérer ?
C.B. : Il faut déjà disposer de matière organique ! Mais comme on a mis l’élevage en Bretagne, la céréale en Beauce et qu’on a tout séparé, il y a des sols qui n’ont pas reçu de matière organique depuis maintenant 50 ans : ceux-là je ne sais pas comment on va les soigner.
Pour les céréales, on développe une méthode qui est le semis direct sous couvert, on fait arrêter le labour aux agriculteurs ce qui est très compliqué car ils sont très attachés psychologiquement au labour et pensent qu’on ne peut pas cultiver sans.
A l’inverse, nous préconisons de moissonner uniquement les épis en laissant les pailles debout, avec un rouleau à l’avant du tracteur qui écrase la paille et à l’arrière un semoir spécial qui sème une plante de couverture pouvant servir d’alimentation au bétail ou simplement fabriquer de la biomasse pendant les mois les plus chauds de l’année, à savoir fin juillet et août/septembre.
Ensuite, à l’automne on écrase ces plantes de couverture au sol et on sème les cultures d’hiver au travers. Cette technique arrête de diluer la matière organique dans le sol pour la laisser à sa surface et faire remonter entre 0,1 et 0,3% par an de matière organique, et ça, ça change tout. Les vers de terre reviennent, la faune aussi, et on commence à faire une agriculture respectueuse du sol.
Cela dit, dans l’idéal il faudrait qu’il y ait des animaux dans les fermes. Il faut revenir à un équilibre agro-sylvo-pastoral et cela va être très difficile parce qu’on a arraché toutes les haies, que les céréaliers ne veulent pas avoir d’animaux car ils trouvent que c’est trop compliqué, etc.
On est face à une évolution de l’agriculture qui ralentit la restauration de la fertilité des sols. Nous avons des sols fertilisés mais nos sols ne sont plus fertiles, c’est tout à fait différent.
L.B. : Tout le monde nous pose la question de savoir combien de temps cela prend de guérir un sol, mais c’est très compliqué de répondre car cela dépend de nombreux critères. C’est pour ça qu’on intervient sur le terrain et qu’on nous appelle les « médecins de la terre ». On se rend sur le terrain pour faire un diagnostic sur l’état du sol et son degré de dégradation. Et en fonction de ça, le conseil va être différent et la période de temps aussi. Si c’est dans un très mauvais état, cela prendra beaucoup plus de temps.
Il y a des sols qui ont été tellement matraqués que même au bout de 15 – 20 ans de soins, la vie du sol ne remonte plus à la surface.
C.B. : La dégradation est différente selon qu’elle soit biologique, physique ou chimique. Or, dans les lycées agricoles on ne leur apprend rien sur la vie des sols. On leur apprend seulement à épandre des pesticides ou des engrais. On se retrouve souvent en face de nous avec des jeunes qui ne connaissent pas le sol et qui considèrent que ce que nous leur préconisons est n’importe quoi puisque cela va à l’encontre de tout ce qu’on leur a enseigné.
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Comme les lycées agricoles dépendent du Ministère de l’Agriculture, ce n’est pas l’Education Nationale qui fait leur programme mais l’agroindustrie, l’INRA, le ministère de l’agriculture, le Crédit Agricole et la FNSEA. Comment voulez-vous faire un enseignement de biologie du sol avec des lobbies qui ne veulent vendre que de la chimie ? C’est impossible.
Les gamins sont totalement formatés et vont s’intéresser uniquement aux quantités qu’ils produisent et plus à la qualité. Il faut changer complètement le modèle de pensée agricole.
LR&LP : A l’inverse, on a des jeunes qui veulent devenir agriculteurs et se retrouvent bloqués par le manque de formations pertinentes pour apprendre les principes de l’agroécologie. Comment l’expliquez-vous ?
L.B. : Il faut un BPREA pour pouvoir s’installer. On a fait croire qu’il ne faut pas beaucoup de sciences et de connaissances pour pratiquer le métier d’agriculteur or c’est complètement faux. Pour nous, c’est le métier le plus compliqué de la planète. Le sol ne parle pas donc c’est à l’humain de comprendre ce qui ne va pas en fonction des cultures, du climat et de la géologie.
Cette méconnaissance des sols amène parfois certains néo-ruraux à se retrouver à acheter des terrains pour faire du maraîchage, par exemple, qui ne sont absolument pas du tout adaptés à ces cultures. Les jeunes installants sont alors endettés et vont devoir batailler pour faire pousser leurs cultures.
Les terrains ont des vocations agricoles : c’est un fait que nous avons complètement arrêté d’apprendre. Il y a des sols pour faire du maraîchage, d’autres pour faire de l’arboriculture, la vigne, des olives, des céréales… on a complètement oublié ça.
Dès le départ, nous aurions dû valoriser le métier de paysan. Au lieu de ça, ils ont été dénigrés et sont toujours très mal payés aujourd’hui alors que ce sont eux qui nous nourrissent. C’est inadmissible qu’un agriculteur n’ait que le SMIC, on marche sur la tête ! Tant que nos États n’ont pas compris qu’il faut mettre de l’argent et soutenir les paysans en agroécologie, on va droit dans le mur.
LR&LP : En France, nous vivons une sécheresse historique depuis 14 mois. 80% des nappes phréatiques sont au plus bas, des cours d’eau sont à sec en plein hiver. Quel est son impact sur la santé des sols ?
C.B. : Ce qu’on observe depuis 40 ans, c’est que les sous-sols se dessèchent de plus en plus. Comme on vide les nappes, plus elles sont basses et plus c’est compliqué pour qu’elles humidifient les sols de surface. Dans les années 80, tout le monde était persuadé qu’on allait vers une amélioration de la production de blé se. Ils se sont trompés.
On a tellement fait de mal aux sols qu’aujourd’hui les rendements stagnent, voire baissent, même avec l’agroindustrie.
L’Europe a perdu sa sécurité alimentaire et commence maintenant à s’inquiéter puisqu’elle importe la moitié de ses fruits et légumes, la moitié de sa viande, nous ne sommes plus capables de nourrir les européens. L’Europe est le premier importateur mondial d’aliments, c’est une situation très embêtante sur le plan politique avec toutes les instabilités actuelles on va vers des lendemains qui sont loin de chanter.
En plus, il faut du pétrole et du gaz pour faire ces engrais industriels : on est dans un cercle infernal. Les politiques sont extrêmement responsables d’avoir abandonné l’agriculture à l’agroindustrie. Le rôle de l’État est de nourrir sa population, la soigner, l’éduquer, la transporter. Quand l’État décide de ne plus soigner avec l’hôpital qui s’effondre, de ne plus enseigner parce qu’on ne met plus les moyens qu’il faut, cela fragilise toute la société.
L.B. : Lors de nos visites, quand le fils ou le petit-fils qui reprend la ferme est accompagné du père ou du grand-père, les anciens nous disent toujours qu’il a beau pleuvoir, les terres ne se mouillent plus et ne se chargent plus d’eau. C’est la mémoire d’une personne qui a connu ses terres remplies d’eau autrefois lors des pluies.
Il y a une sécheresse actuellement, mais il n’y a aussi plus d’eau en profondeur, c’est sec, sec, sec ! Et ce n’est pas le peu de pluie qui va tomber qui va résoudre toute la situation car on n’a pas de matière organique, donc pas de porosité dans les sols.
On entend toujours chez les agriculteurs que le sol n’a pas assez d’azote, mais tout ne dépend pas de l’azote ! C’est la matière organique qui gonfle, qui joue le rôle d’une éponge, et fait que les sols sont poreux. Le monde agricole reste obnubilé par le taux d’azote mais c’est un booster qui nourrit la plante et pas le sol.
Cela fait depuis l’après-guerre qu’on ne nourrit pas nos sols. On avait 4% de matière organique à la sortie de la guerre, on est à moins de 2% (1,7%) aujourd’hui !
L’idéal serait de retrouver entre 4 et 6% de taux de matière organique dans les sols mais on n’y est plus. Dans certaines fermes isolées, comme celles de maraîchage, des taux de matière organique ont été bien conservés mais pour les vignerons et les arboriculteurs c’est souvent la catastrophe.
LR&LP : Face à une telle situation critique, où les nappes sont trop basses pour que l’on puisse continuer à pomper dedans infiniment pour humidifier la surface, quelles sont les pistes ?
L.B. : Il faut d’abord comprendre pourquoi on a un tel manque d’eau. C’est parce qu’on a déforesté, arraché toutes les haies, et quand on a remis de la soi-disant forêt on a planté des monocultures de résineux qui ne font pas tomber la pluie et ne rechargent pas les nappes phréatiques, et ça, c’est un phénomène planétaire ! Cela joue sur le fait qu’il ne pleuve plus, et qu’il pleuvra de moins en moins. Il suffit de voir les coupes rases qu’on peut observer dans le Morvan ou au Brésil !
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C.B. : Quand vous faites une coupe rase, les terrains sont ensuite envahis de ronce donc tout est traité à l’herbicide, on met de l’herbicide même dans nos forêts au point que tous nos sols sont pollués aujourd’hui !
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L.B. : On a tellement décapitalisé, détruit notre patrimoine, ça va coûter beaucoup d’argent à tout remettre en place. Aujourd’hui, on nous dit que les caisses sont vides mais il fallait s’en occuper il y a 30 ou 40 ans.
Le gouvernement accuse toujours le citoyen de consommer trop d’eau et lui impose des restrictions mais on continue encore de subventionner du maïs irrigué, c’est une aberration. On voit un gaspillage d’eau mais on oublie qu’en été, 80% de l’eau consommée l’est par les agriculteurs et pas par les citoyens, même avec leur piscine !
C.B : On bétonne un département tous les 7 ans, mais une fois que c’est bétonné, c’est fini l’eau ne part plus dans les nappes, elle va directement dans les rivières puis à la mer, c’est complètement dément. De la même façon, les sols n’ayant plus de porosité, l’eau qui tombe du ciel ne part plus dans les nappes mais va directement à la mer.
Plein de défis nous attendent et on continue de faire la politique de l’autruche »
Crédit photo couv : Emmanuel, Lydia et Claude Bourguignon – Jean Charles Gutner
Cet article a été rédigé suite aux rencontres de la 1ère édition du Salon des Agricultrices, événement organisé en partenariat avec La Relève et La Peste