L’IUCN lance l’alerte. Malgré les renardeaux du cimetière du Père-Lachaise, les coyotes bronzant dans les rues de San Francisco, le puma aperçu à Santiago du Chili et toutes ces images spectaculaires du confinement, la pandémie de Covid-19 n’a pas permis à la vie sauvage de « reprendre ses droits ». Bien au contraire : les répercussions de la crise sanitaire ont nui aux efforts de protection de la faune et de la flore dans le monde, souligne le dernier rapport du Journal international de la conservation et des aires protégées (PARKS).
Des coupes budgétaires catastrophiques
À l’occasion de cette publication spéciale, l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) a donné la parole à 150 spécialistes et collaborateurs de tous bords, qui ont cherché à évaluer et comprendre, au fruit d’un travail de synthèse et d’enquête sur le terrain, les conséquences sur la nature et les espaces protégés des politiques gouvernementales, notamment économiques, adoptées en réaction à la pandémie entre janvier et octobre 2020.
Premier constat : l’impact n’a pas été le même dans toutes les régions du monde. Alors qu’en Amérique latine et du Nord, en Europe et en Océanie, les restrictions de déplacement et la chute brutale des recettes touristiques n’ont pas empêché les réserves naturelles de maintenir leurs activités essentielles, les systèmes de conservation africains et asiatiques ont été très durement affectés, selon une synthèse de dix enquêtes effectuées dans 90 pays.
En Afrique, plus de la moitié des organismes interrogés déclarent avoir été forcés d’arrêter ou de réduire les patrouilles, les programmes d’entraînement, les opérations de lutte contre le braconnage, ainsi que la sensibilisation à la protection de la faune et de la flore sauvages.
À cause de « pertes lourdes de revenus » (surtout ceux du tourisme international) et de « financements insuffisants » de la part des États ou des ONG, ces réserves naturelles ont dû congédier certains de leurs effectifs et restreindre leurs missions de gestion et de surveillance.
En Asie, la plupart des réserves naturelles « ont été complètement ou partiellement fermées » et ont gelé leurs procédures de recrutement, de formation ou de développement.
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Une autre étude a recueilli le témoignage de 915 rangers et gardiens de parcs naturels de 60 pays différents. « Alors même qu’ils occupent un rôle clé » dans la protection des écosystèmes et des zones tampons entre les espaces sauvages et les sociétés, indiquent les auteurs de l’article, « les rangers sont confrontés à de nombreux défis sur des fronts organisationnels, professionnels et personnels qui entravent la bonne exécution de leurs missions ».
En Afrique, par exemple, 76.3 % des rangers ont observé une augmentation du braconnage de subsistance depuis le début de la pandémie et plus de 50 % une croissance de l’empiètement sur les terres protégées, par le prélèvement illégal de bois, de produits forestiers ou le pâturage.
En les privant de matériel, d’essence, de nourriture, voire d’une partie de leur salaire, les coupes budgétaires des États ont eu des répercussions sur les conditions de vie de la moitié des rangers interrogés.
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Investir dans la nature pour limiter les prochaines pandémies
Une quinzaine de chercheurs ont également passé au crible les plans de relance économique et les autres politiques que les gouvernements ont mis en œuvre pour faire face à la crise. Comme il fallait s’y attendre, les plans de relance de « 16 des 20 plus grandes économies du monde » se sont concentrés sur « des activités qui compromettent les efforts de protection de l’environnement plus qu’elles ne les soutiennent ».
Dérégulation, industries polluantes, procédures d’octroi de permis accélérées, licenciements : dans l’ensemble du monde, la relance a surtout profité au monde d’avant.
Les chercheurs ont repéré 22 pays ayant réduit le budget qu’ils allouaient auparavant aux parcs naturels, ou étant revenus sur leurs politiques environnementales. Le plus souvent, ces régressions ont consisté à autoriser « de nouvelles extensions industrielles » (routes, aéroports, pipelines, usines à charbon) ou « des activités extractives » telles que la recherche de pétrole et de gaz, l’exploitation minière et la pêche industrielle.
C’est le cas par exemple du Brésil, du Cameroun, de la Russie, du Royaume-Uni ou du Canada, qui se sont attaqués, chacun à leur manière, aux limites de réserves indigènes et de zones protégées, aux forêts ou à certains statuts de protection.

« Ce que nous avons appris de nos 150 contributeurs, c’est que si le choc de la COVID-19 ne suffit pas à faire prendre conscience à l’humanité des conséquences suicidaires de la trajectoire destructrice de beaucoup de développement malavisé, avec ses attaques contre la nature, puis il est difficile de voir comment d’autres calamités – bien pires que la pandémie actuelle – peuvent être évitées », a déclaré Brent Mitchell, président du Groupe de spécialistes sur les aires protégées privées et l’intendance de la nature d’UICN-WCPA, co-éditeur de l’édition spéciale de PARKS.
Malgré tout, de nombreux pays ont réservé une part significative de leur plan de relance aux parcs naturels et à une conception plus « verte » de la reprise économique.
On peut citer l’Union européenne, dont le plan de relance prévoit de débloquer 200 milliards d’euros environ au développement durable et au « pacte vert européen », une enveloppe qui pourrait profiter directement aux espaces naturels protégés. Dans 22 pays, la crise sanitaire aurait fait progresser les ambitions écologiques. Bref, le tableau n’est pas entièrement noir.
« Les aires protégées et conservées constituent une stratégie de conservation essentielle – elles contribuent à assurer la santé à long terme de la nature, des personnes et des moyens de subsistance. Il est encourageant de voir que la conservation de la nature est une priorité dans certains efforts de rétablissement de la COVID-19 », a déclaré l’auteur principale de l’étude sur les répercussions des mesures de relance, Rachel Golden Kroner, de Conservation International. « Nous ne pouvons pas laisser la crise actuelle compromettre davantage notre environnement naturel. Si nous voulons construire un avenir durable, il faut éviter de réduire les protections environnementales et planifier les mesures de rétablissement de manière à non seulement éviter les répercussions négatives sur la biodiversité, mais aussi à tracer une voie plus durable et plus équitable. »
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Les scientifiques de l’UICN reviennent enfin sur les principaux vecteurs d’émergence des maladies comme le nouveau coronavirus, qu’on appelle aussi « zoonoses », parce qu’elles se transmettent des animaux aux êtres humains.
Outre le commerce et la consommation d’espèces sauvages (dont l’exemple le plus connu est celui du pangolin), il semblerait que le changement d’affectation des terres, qui résulte de l’intensification de l’agriculture et de l’élevage, ait la plus grande influence dans l’apparition de maladies zoonotiques.
Avec la déforestation, les terres changent d’usage et les hommes entrent en contact plus rapproché avec les bêtes sauvages, qui portent des agents pathogènes inconnus de notre système immunitaire. Souvent, ceux-ci sont d’abord transmis aux animaux domestiques, qui les transmettent eux-mêmes aux éleveurs.
Plus l’élevage est intensif, plus le risque de transmission s’accroît. Environ 30 % des nouvelles maladies observées depuis 1960 auraient cette origine.
« Il existe un lien avéré entre les épidémies du virus Ebola et la déforestation en Afrique centrale et de l’Ouest, indiquent les chercheurs. Le délai entre la déforestation et l’occurrence de l’épidémie est estimé à deux ans. »
Les zones naturelles protégées ont la capacité de limiter les facteurs de transmission de ces maladies : en formant des espaces tampons qui préservent l’intégrité des écosystèmes, elles limitent le changement d’affectation des terres à proximité des habitats sauvages. C’est pourquoi les scientifiques y voient la meilleure manière de prévenir les futures épidémies.
Comme le déclare Carlos Manuel Rodriguez, président du Fonds pour l’environnement mondial, « investir dans la protection et la restauration de la nature afin de prévenir l’émergence future d’agents pathogènes zoonotiques comme le coronavirus représente une fraction des milliards de dollars que les gouvernements ont dû dépenser dans leur lutte contre le Covid-19 ».