Ils se nomment Interbev, Inaporc, Anvol, LDC, Terrana, Coop de France… Personne ne les connaît ; et pourtant, « ils sont prêts à tout pour empêcher la baisse de la consommation de viande et l’encadrement de [sa] production ». Dans un rapport paru le 25 janvier, l’organisation Greenpeace France dénonce l’influence « tentaculaire » des lobbies de la filière de la viande « dans toutes les sphères de la vie publique et privée », des écoles aux cabinets des médecins, en passant par les médias et les institutions.
Des budgets colossaux
Pour mener son enquête, Greenpeace a analysé les données de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), chargée de recueillir et de publier, depuis 2018, les rapports d’activité de tous les « porteurs d’intérêts ».
Cet outil a permis à l’association de cartographier les « 25 [plus grandes] organisations professionnelles et interprofessionnelles qui défendent les intérêts des filières viande », d’évaluer leur budget et de recenser leurs techniques de lobbying.
Toutes ces structures d’influence entretiennent des liens étroits les unes avec les autres ; cinq d’entre elles se démarquent cependant par leur ampleur (nationale) et par le budget qu’elles allouent à la communication.
Il s’agit de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), de trois interprofessions – bovine (Interbev), porcine (Inaporc) et de la volaille de chair (Anvol) – et de la fédération des industriels charcutiers, traiteurs et transformateurs de viandes (FICT), qui représente quelque 300 entreprises cumulant « 6,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires ».
Disposant d’un budget de 35 à 45 millions d’euros, Interbev en consacrerait les deux tiers à « influencer le débat public » et l’écriture des lois. De cette somme, seuls 200 000 à 300 000 euros seraient déclarés en tant qu’activité de lobbying à proprement parler.
Même constat pour Inaporc, qui défend la filière « la plus industrialisée du pays » : sur ses 9 millions d’euros de budget, la moitié serait dédiée à la communication, dont 100 000 à 200 000 euros de lobbying en 2019.
Greenpeace relève en outre que ces organisations peuvent compter sur le soutien de l’Union européenne :
« Sur la période 2016-2020, plus de 250 millions d’euros » auraient été attribués par les institutions communautaires « à des campagnes de promotion des viandes et des produits laitiers », « contre seulement 17 millions d’euros pour les fruits et légumes ».
Batailles sémantiques
Appropriation des controverses, utilisation de stéréotypes et de clichés tenaces comme le « mythe de la protéine », aujourd’hui « reconnu comme obsolète », transformation de la sémantique, mensonges et travestissement de la réalité :
Tous les moyens sont bons pour décomplexer le consommateur, influencer son rapport à la viande, voire le pousser à en manger davantage.
Selon Greenpeace, l’interprofession bovine aurait par exemple « révisé la définition du terme “flexitarien” à [son] avantage », en réduisant cette pratique « au simple fait de consommer de la viande de “qualité”, c’est-à-dire française (sans distinction entre les différents modes d’élevage) et sans en réduire les quantités ».
Le lobby de la viande serait aussi à l’origine de l’interdiction, faite par les députés en 2018, d’utiliser des appellations telles que « steak », « merguez » « goût bacon » ou « saucisse » pour commercialiser des produits alimentaires contenant une part significative de matières végétales, une pratique jugée trompeuse, mais qui aurait pu freiner l’expansion de l’industrie de la viande.
« Aimez la viande », « Let’s talk about pork »
Pour rassurer un public s’inquiétant de plus en plus de son impact sur la planète, les promoteurs de la viande déploient des campagnes de communication multi-supports dont l’envergure se compte en millions de consommateurs potentiels.
Sous la forme de clips télévisuels, de posts sur les réseaux sociaux ou encore de brochures, la campagne « Aimez la viande, mangez-en mieux » d’Interbev a par exemple touché, en 2020, « 16,3 millions de personnes âgées de 25 à 49 ans » à la télévision, 10 millions de personnes sur Facebook et Instagram, 4,5 millions sur Snapchat.
Outre l’habillage de pages et de vidéos sur des sites à très forte audience comme YouTube, 750G et Ouest France, l’interprofession porcine a quant à elle injecté 500 000 à 600 000 euros dans la sponsorisation de bulletins météorologiques de France Télévision.
Financée par l’Union européenne, sa campagne de communication « Let’s talk about pork », qui visait « à démonter les supposées intox sur le porc », aurait touché « 74 millions de millennials en 2020 », une audience-cible dont les spots publicitaires reprenaient les codes.
Dès le berceau
Mais la « cible préférée » du lobby de la viande se situe sans doute dans les enfants, sur lesquels les interprofessions déchaînent des campagnes « particulièrement puissantes et ubiquitaires », indique Greenpeace.
Dès la primaire et jusqu’au lycée, Interbev, Inaporc et les autres proposent aux professeurs et à leurs élèvent un éventail d’outils pédagogiques allant des plates-formes de ressources et d’animations gratuites aux cahiers de vacances, en passant par les animations en classe et les visites de fermes, où les écoliers ne recevront évidemment « aucune information sur les externalités négatives des élevages industriels »…
Deux exemples parmi d’autres : en 2018, 1 200 portes ouvertes auraient accueilli 9 000 enfants ou étudiants provenant de 260 établissements scolaires, et en 2019, pour la seule Normandie, 4 000 élèves et collégiens auraient participé à une animation organisée par un syndicat de la viande.
Interbev aurait même signé un partenariat avec l’éditeur Bayard, numéro 1 de la presse jeunesse, pour publier la BD de « la famille Jolipré » dans le magazine J’aime Lire, dont la cible sont les enfants de 7 à 12 ans. Aucune mention n’était faite de l’intervention d’un lobby dans la conception de ces vignettes ludiques.
Au Parlement, chez le médecin
Pour atteindre les hommes politiques, les interprofessions de la viande financent également des cercles tels que le Club des amis du cochon – qui rassemblait, en 2016, pas moins de 172 parlementaires – ou Vive le foie gras, qui aura permis, un an après sa création, de faire passer cette spécialité dans la catégorie du « patrimoine culturel et gastronomique protégé en France ».
Ce lobbying tentaculaire et protéiforme n’épargne pas non plus les médecins.
« En 2019, écrit l’association, la brochure papier “Apports en micro-nutriments. Quelles conséquences des régimes sans viande” développée par Interbev a été envoyée à 6 000 diététiciens et diffusée lors de congrès de nutrition. »
La brochure « Santé : n’oubliez pas la viande ! » du même syndicat a été distribuée, en 2016, dans 7 900 salles d’attente : au total, écrit Greenpeace, « 22 millions de patients et 100 % des villes de plus de 100 000 habitants [ont été] touchés par l’opération ».
Pour limiter l’influence omniprésente de ces lobbies, Greenpeace recommande au gouvernement de reprendre en main les outils pédagogiques ayant trait à l’alimentation, notamment la viande.
L’association souhaiterait par ailleurs que toute intervention des organisations professionnelles dans les écoles soit interdite, et que les pouvoirs publics ne financent plus aucune campagne de communication pour la consommation de viande, afin de « favoriser le développement d’élevages écologiques, en particulier français, issus de l’agriculture biologique ».
Greenpeace a lancé une pétition pour fermer la porte des écoles aux lobbies de la viande.
Rappelons qu’au niveau mondial, l’élevage est responsable de 19 % des émissions de gaz à effet de serre issues des activités humaines. En France, la consommation de viande n’a cessé d’augmenter au cours des dernières décennies, passant de 76 kilos par personne et par an dans les années 1960 à 84 kilos aujourd’hui.
Crédit photo couv : Philippe Turpin / Photononstop via AFP