De l’Europe de l’ouest à la Chine via le Japon, son activité de charpentier en fait l’un des « ingénieurs forestiers » les plus essentiels de l’ensemble des forêts d’Europe et d’Asie. Dryocopus martius, connu sous le nom de pic noir, est l’un des maillons du Vivant mettant le plus en lumière les liens d’interdépendances qui unissent les êtres qui peuplent la planète, humain inclus. À l’instar des vagues qui sont chacune unique mais appartiennent à ce même immense océan qu’est la vie, le pic noir participe au maintien de nos écosystèmes.
Le pic noir, une espèce ingénieure
Dans notre premier opus sur les espèces ingénieures, nous les avions définis comme des êtres qui façonnent physiquement leur environnement par leur simple présence. Dans ce rôle crucial de maintien des biotopes, nous avions distingué deux catégories : les espèces autogéniques et les espèces allogéniques. Tout comme leur confrère le ver hermelle, le pic noir se glisse dans la deuxième famille.
C’est un animal qui modifie son environnement en transformant un matériel vivant, ici le bois, d’un état physique à un autre. Pour quoi faire ? Comme pour nous autres, il s’agit de se créer un logis, élever et protéger ses petits. Somme toute, survivre et assurer sa descendance.
Avec sa taille conséquente de 45 à 55 cm pour 65 à 85 cm d’envergure, Dryocopus martius, le pic noir, est le plus grand représentant de sa famille, les Picidés en Europe. Son nom vient du grec :« druos » qui signifie « arbre » et « kopos », « marteler, taper ». Quant à « martius », ce serait une référence à ses dimensions royales, ou bien au mois de mars, la période de l’année où le mâle commence à frapper sur les troncs pour marquer son territoire et attirer les femelles. C’est un pic au plumage noir avec une calotte rouge chez le mâle et une tâche rouge sur la nuque chez la femelle.
Un peu d’histoire
Depuis le moyen-âge, le pic noir a reculé avec la forêt pour trouver refuge dans les forêts de montagne d’Europe centrale et de Scandinavie, et était ainsi connu jusque dans les années 1050 pour être un oiseau montagnard. C’est avec des changements de pratiques forestières au XIXème siècle qu’il est réapparu.
À cette période de l’histoire, l’Europe avait laissé le hêtre, son arbre fétiche et emblème de fin de succession écologique forestière, se réinstaller lentement. Quelle aubaine ! Le pic noir a pour coutume de choisir un arbre solide avec un endroit pourri en son centre. De plus, il a besoin de grandes superficies boisées allant de 200 à 500ha avec la présence d’arbres de gros diamètre, c’est-à-dire âgés. D’où son intérêt pour les vieux hêtres d’au moins 120 ans. Pour l’anecdote, l’oiseau ferait son choix à l’audition. Il écouterait l’état du bois en piquant dessus.
Avec son retour au sein de nos forêts, les services forestiers s’intéressent d’un peu plus près aux espèces typiques des derniers stades de la succession forestière. En effet, il pousse à se questionner sur l’ensemble du cycle sylvicole et pose le problème de la qualité du bois du hêtre par les cavités qu’il y creuse. En créant des logements, il laisse l’opportunité à des organismes de s’attaquer à l’arbre. Tant que des locataires vertébrés y sont présents, l’intérieur sera suffisamment nettoyé pour limiter la dégradation du bois.
Cependant même si cela fait perdre à l’arbre de sa valeur commerciale, le pic étant territorial, il tente de garder son habitat au maximum et donc ne creuse généralement qu’un arbre à la fois, maintenant ainsi intactes les autres hêtres. Avec les services qu’il rend à la biodiversité, les gestionnaires forestiers estiment que l’équilibre entre écologie et économie est maintenu et le laisse donc s’installer.
De plus, porté par l’économie d’énergie, il lui est tout simplement impossible de forer des loges très régulièrement. D’une part, les autres hêtres seront préservés et d’autre part, son départ laissera la place à d’autres espèces qui elles-mêmes contribuent à la régulation des rongeurs et donc à la protection des graines des arbres. CQFD ? Que la forêt à une stratégie bien ficelée pour préserver son équilibre.
Le pic noir, un charpentier de la forêt
Le pic noir est une espèce solitaire et territoriale qui ne supporte pas qu’on lui vole son habitat. Mais il ne suffit malheureusement pas de souhaiter la tranquillité pour l’avoir et surtout pour la conserver. Dans les espèces « squatteuses » des maisons de Dryocopus, nous trouvons par exemple le pigeon colombin qui ne peut s’installer que dans de grandes cavités. Rappelons que le pic peut creuser des trous de longue taille allant de 15 à 20 centimètres de diamètre. Cette cavité va, au fil des années, être utilisée par d’autres espèces qui auraient beaucoup de mal à se reproduire si le pic ne préparait pas leur nid en amont.
Parmi les autres animaux qui apprécient son œuvre, on retrouve la sittelle torchepot, le choucas, les chauves-souris, les martres, les abeilles ou encore la chouette hulotte avec qui la cohabitation est orageuse car elle est également très territoriale et a des outils pour se défendre comme ses serres et son bec puissant.
Une fois qu’il aura choisi minutieusement son arbre, le pic noir va taper des coups forts et audibles à des centaines de mètres lui permettant de se signaler auprès de ces congénères et de leur signifier que la place est prise. Ils peuvent piquer un arbre jusqu’à 20 fois par seconde et ils font en général jusqu’à 12 000 frappes par jour.
Quand un pic frappe un arbre, son bec reçoit un choc conséquent. Son anatomie lui permet d’absorber cette force afin d’éviter qu’il se blesse. Son bec et son crâne sont moulés de telle manière qu’ils dirigent la majeure partie de l’énergie de cette force dans le reste de son corps, protégeant ainsi le cerveau et prévenant des commotions cérébrales ou encore des blessures. Incroyable, non ? Dans ses autres caractéristiques surprenantes, il y a le cheminement de sa langue qui prend origine dans sa bouche pour ensuite s’enrouler autour du crâne et s’attacher autour des yeux. On appelle ça l’hyoïde qui telle une bouée amortit la collision.
Il était une fois un cycle
Avec son régime alimentaire constitué majoritairement de fourmis rousses et d’insectes saproxyliques (qui se développent sur le bois mort) d’où son appétence particulière pour les endroits où les humains laissent les arbres vieillir et leurs branches tombées. Il participe à la bonne santé des espaces forestiers en limitant leur prolifération. De plus, en déchiquetant bois et écorces, il accélère leur transformation en humus ce qui profite… aux végétaux, qui eux-mêmes les abritent pour qu’ensuite, d’autres espèces viennent y trouver refuge et les nettoient des parasites qui… Il était une fois un cycle.
Pour aller plus loin, le pic est doté d’une couche de cire sur son plumage qui lui évite l’acide des fourmis rousses évoquées quelques lignes plus haut. Parfois, cela lui arrive de les exciter pour s’en faire asperger et se protéger ainsi d’éventuels parasites.
Les fourmis rousses ont elles aussi pâti de l’activité humaine. Elles ont été ramassées en masse pour nourrir les faisandeaux pendant les grandes périodes de chasse. Pour que notre ami à plume puisse s’installer de nouveau en Europe, il a fallu attendre le retour du hêtre, du bois mort … et des fourmis ! Quelle patience…
Le pic noir en plus d’être une espèce ingénieure, solidaire et gardienne du maintien de nos écosystèmes nous invite à repenser en profondeur notre gestion forestière. Son retour en Europe est une preuve infaillible d’une part de la reconquête de la biodiversité typique des forêts en France et en Europe et d’autre part de l’intelligence du Vivant pour se réguler, se soigner et se préserver. Ses cycles oscillent entre vie et mort. Chaque niche écologique, chaque action à une signification bien précise dans nos écosystèmes. A nous d’arrêter de les déséquilibrer.
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