Notre pays peut se glorifier de battre tous les records européens, car c’est en France qu’on a le droit de chasser le plus grand nombre d’animaux, parmi lesquels se trouve également le plus grand nombre d’espèces menacées. Depuis la création, le 1er janvier 2020, de l’Office français de la biodiversité, censé améliorer la lutte écologique et mieux contrôler la chasse, on peine à discerner le sens que prendront les prochaines mesures. Le lobbying hyperactif des chasseurs a-t-il gagné d’avance ? Doit-on prévoir l’immobilisme ?
Gibier sédentaire, gibier d’eau, oiseaux de passage, 89 espèces au total peuvent légalement périr sous le plomb des chasseurs en France, dont une vingtaine d’espèces d’oiseaux menacées d’extinction. À ce titre, la France est le pays d’Europe où la chasse jouit des plus grandes faveurs étatiques. Mais la dégringolade alarmante de toutes les populations animales dans le monde comme dans l’Hexagone remet chaque jour en question l’existence de ce loisir qui, presque inutile aujourd’hui, nuit en revanche gravement à la diversité d’espèces déjà prises en étau par toutes les autres activités humaines.
Alors que le débat fait rage dans toute la France et ne semble pas prêt de s’éteindre, le mois de janvier a été marqué par les premières interventions d’un nouveau comité d’experts, rattaché au nouvel Office français de la biodiversité et devant mettre en œuvre une « gestion adaptative » de la chasse.
Le Comité d’experts sur la gestion adaptative (CEGA) a été créé dans un but spécifique : déterminer scientifiquement les quotas de chasse propices à la gestion raisonnée des espèces animales et surtout à leur préservation. Cependant, dès la nomination des « experts », des conflits d’intérêt et des manœuvres politiques ont surgi. Sur les quatorze membres du comité, on trouve ainsi six scientifiques de formation académique, deux spécialistes de la Ligue de protection des oiseaux et six personnes issues des rangs de la Fédération nationale des chasseurs. Comme il fallait s’en douter, ces six experts ont immédiatement boycotté les réunions et contesté les premières décisions, court-circuitant d’ailleurs le comité en s’adressant directement au ministère.

En mai 2019, les trois premières recommandations du CEGA, qui concernaient la tourterelle des bois, le courlis cendré et la barge à queue noire (trois espèces menacées), ont donc fait l’objet d’une bataille juridique qui s’est terminée l’été dernier devant le Conseil d’État.
En se fondant sur des données scientifiques neutres et sur la liste rouge établie par l’Union européenne, le comité avait préconisé une « suspension temporaire » de la chasse de ces trois espèces d’oiseaux, afin d’observer l’évolution de leur population. Mais à cause du lobbying des membres du comité défendant la chasse, 18 000 tourterelles des bois et 6 000 courlis cendrés pourront être abattus cette année. En parallèle, le président a baissé le prix du permis de chasse de 400 à 200 euros, depuis 2019, une largesse qui aura pour conséquence d’augmenter le nombre de chasseurs et qui aurait d’ailleurs précipité la démission de Nicolas Hulot. Dans le même esprit, les « experts » pro-chasse peu désintéressés demandent que soit réintroduite la chasse de certaines espèces protégées dont la population augmente à peine, comme celles du grand cormoran ou du cygne…
C’est sûrement ce qui a poussé Frédéric Jiguet, professeur au Muséum national d’histoire naturelle et biologiste au CNRS, à prendre la parole le 9 décembre 2019 dans le Monde.
« En France, nous avons la plus longue liste d’espèces chassées, incluant le plus grand nombre d’espèces menacées. Pour les seuls oiseaux, quand certains pays européens en chassent quatre ou cinq espèces, nous en chassons 64, dont une vingtaine d’espèces en danger d’extinction (courlis cendré, tourterelle des bois, barge à queue noire, fuligule milouin, grand tétras…) », déclare le chercheur.
Même si la chasse ne peut être considérée comme directement responsable de la disparition des espèces, il est indéniable qu’elle fait augmenter leur mortalité, alors qu’un tel facteur pourrait être facilement neutralisé. Prises en étau entre l’agriculture intensive, la déforestation, les pesticides, les routes, toutes les formes de béton et même le bruit, les espèces animales ne peuvent souffrir une menace humaine supplémentaire. Un exemple, prouvé par une étude : le braconnage de l’ortolan, petit oiseau vert et doré, doublerait la rapidité de son déclin.

En France, 1 242 espèces sont menacées d’extinction, selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN) ; depuis 1960, 30 % des oiseaux de nos campagnes auraient disparu. Ne parlons pas des espèces que l’on considère comme des « nuisibles », telles que la corneille, le renard, le sanglier, le cerf ou le blaireau et qui sont massivement chassées chaque année, sous un prétexte de régulation qui ouvre la voie à toutes les dérives. C’est pourquoi l’ornithologue Frédéric Jiguet « appelle à une approche scientifique raisonnée et robuste, pour estimer si des prélèvements sont possibles » et à un « principe de précaution ».
En matière de protection des espèces, la légèreté, les conflits d’intérêt et les compromis électoraux de nos représentants devraient être tenus pour criminels. Voulant le beurre et l’argent du beurre, le béton, les voitures, les téléphones d’un côté et le loisir d’une chasse extensive de l’autre, les chasseurs perdent toute crédibilité devant le reste de la population qui, de plus en plus, se désolidarise de leurs pratiques. Il est temps que chacun d’entre nous prenne ses responsabilités.