Dans la foulée des 149 propositions de la Convention citoyenne sur le climat (CCC), l’écocide est tout à coup revenu au centre de l’actualité. Afin de mieux comprendre ce que recouvre ce concept de crime contre la nature, nous avons interrogé Marine Calmet, présidente de Wild Legal, une jeune association qui milite pour l’intégration d’un « nouvel arsenal juridique d’urgence bioclimatique » dans le droit français.
Pour la reconnaissance du crime d’écocide
Contrairement à ce que l’on croit, le crime d’écocide n’est pas destiné à punir les particuliers qui porteraient atteinte à l’environnement par leurs comportements individuels, mais à sanctionner les plus gros pollueurs, à poursuivre et dissuader les entreprises qui détruisent massivement les écosystèmes, parfois de manière irréversible.
« Aujourd’hui, on dispose d’un arsenal juridique fort pour les pollutions quotidiennes, ou le braconnage, nous explique Marine Calmet, mais on a un vide juridique pour les acteurs qui bouleversent l’équilibre des territoires. On peut penser aux géants des hydrocarbures, comme Total, mais aussi à l’agrochimie ou au BTP. »
L’écocide repose sur le principe des « limites planétaires », ces neuf processus et systèmes régulant la stabilité et la résilience du système terrestre, que l’humanité ne peut détruire sans remettre en question l’équilibre biologique du vivant : cycles biochimiques, taux d’extinction des espèces, concentration atmosphérique en CO2, pollution chimique, seuil d’acidification des océans…
Afin de pouvoir poursuivre les responsables de dommages écologiques graves résultant du dépassement de ces limites planétaires, la reconnaissance du crime d’écocide viendrait créer une sanction pénale adaptée.
C’est pourquoi Wild Legal propose d’intégrer dans un premier temps la notion de limites planétaires dans le droit français. Ensuite, une autorité scientifique serait chargée de statuer, au regard de ces règles nouvelles, sur tous les futurs projets d’implantation de grande envergure, touristiques, industriels, routiers, qui pourraient porter préjudice à l’équilibre environnemental.
C’est dans un troisième temps seulement que le crime d’écocide permettrait de poursuivre les acteurs outrepassant les limites planétaires.
« Seuils biologiques, comité de surveillance, crime contre la nature, ces trois volets ne vont pas les uns sans les autres. Avant de condamner une entreprise polluante pour écocide, il faut opérer un changement de mentalité, un renversement de notre vision de la gouvernance. À notre époque, nous ne pouvons plus aborder les questions du climat, des espèces protégées, des ressources ou de l’eau séparément, mais en prenant en compte l’interdépendance des mécanismes du vivant. »
L’année dernière, l’association Wild Legal a lancé son premier programme de « procès-simulé » contre l’orpaillage illégal qui sévit en Guyane, parfois à quelques kilomètres seulement de Cayenne. Une situation hors de contrôle, accélérant la contamination au mercure et la disparition de la forêt amazonienne.
Des étudiants juristes et différentes organisations ont cherché à intégrer le droit de la nature dans un recours en justice, tout en concevant un nouveau modèle de gouvernance incluant les peuples autochtones, qui pâtissent directement des conséquences de l’orpaillage. Leurs résultats seront présentés en septembre, à l’occasion du festival Climax de Bordeaux.
Alteo, une entreprise présumée coupable d’un des plus grands écocides de France
Pour sa seconde campagne, Wild Legal a choisi de se pencher sur un cas d’école : Alteo, une entreprise qui cumule tous les scandales de pollution. Située sur la commune de Gardanne, dans les Bouches-du-Rhônes, l’usine Alteo se présente comme le leader mondial de la production d’alumine, un oxyde métallique utilisé dans la fabrication de matériaux de construction et d’innombrables objets, casseroles, boîtes de conserve, gilets pare-balles, et par-dessus tout, composés électroniques de toutes sortes.
Les installations chimiques et métallurgiques de Gardanne s’étalent sur plus de 40 hectares ; depuis la fin du XIXe siècle, elles ont subi de multiples reconversions. L’essor de l’électronique et des technologies de communication leur a donné une nouvelle jeunesse.
Pour obtenir la précieuse alumine à partir des tonnes de bauxite importées chaque jour de Guinée, via le port de Marseille, l’entreprise emploie le « procédé Bayer » : la bauxite est dissoute avec de la soude concentrée à chaud (200-250 °C), décantée puis filtrée.
Cette technique, très efficace, est aussi extrêmement polluante. Décantation et filtration forment un déchet riche en soude, titane, silice, aluminium et plusieurs autres composés chimiques, dont l’hydroxyde de fer, qui donne à ces rejets une couleur rouge caractéristique.
Comment l’usine se débarrasse-t-elle de ses centaines de milliers de tonnes annuelles de résidus toxiques ? Auparavant, elle les stockait dans des vallons voisins, mais cette solution de décharge à ciel ouvert s’est rapidement avérée insuffisante, vu les quantités de scories toujours plus élevées dont devait se défaire le site.
En 1966, l’usine construisit un pipeline de 30 centimètres de diamètre entre Gardanne et la ville de Cassis, à quelques lieues de la Ciotat. Depuis lors, les déchets circulent sur 47 kilomètres, plongent dans la mer Méditerranée pendant 8 kilomètres supplémentaires, avant de se déverser à 320 mètres de profondeur, dans la fosse de Cassidaigne, un canyon sous-marin en plein cœur du Parc national des Calanques.
Selon les chiffres des collectifs Littoral, entre 20 et 32 millions de tonnes de « boues rouges » auraient été déversées dans la mer Méditerranée, en l’espace de 50 ans, soit un volume équivalent au chargement de 600 à 900 pétroliers.
Si l’on décompose les estimations les plus pessimistes, ce sont 20 millions de tonnes d’arsenic (un poison), 2 millions de tonnes de titane, 60 000 tonnes de chrome, 1 700 tonnes de plomb (etc.), qui auraient été enfouies au fond de la mer par l’usine Alteo, avec la bénédiction des autorités publiques, qui n’ont jamais cessé de renouveler leurs autorisations de pollution.
« C’est un des cas flagrants du vide juridique qui existe aujourd’hui dans le droit français, quand on veut faire face à une destruction mécanique d’un écosystème, autorisée par l’État et donc totalement légale », commente Marine Calmet, qui dénonce la primauté qu’accordent les pouvoirs publics à l’économie, au détriment de l’environnement. « Le dossier d’Alteo pose la question du rôle de l’État, complice de cette pollution, mettant à mal son propre territoire sans que l’on ne puisse jamais obtenir justice, car toutes les autorisations sont délivrées dans le plus pur respect du droit en vigueur. »
Désormais, un tapis rouge recouvre le fond de la fosse de Cassidaigne, sans qu’on soit en mesure de savoir si cette pollution sera un jour réversible, du moins sur une échelle temporelle humaine.
S’agissant d’une zone profonde, qui plus est toxique, dévastée par les métaux lourds, personne ne veut s’y rendre, aucune étude n’est venue documenter l’impact réel des boues rouges sur l’univers marin. Du sondage numérique, nous savons que la biodiversité du sol est entièrement détruite, plus aucune vie ne peut croître dans le canyon.
Des pêcheurs, on sait que les êtres vivants mobiles, qui dépendent des fonds marins, ont complètement abandonné la zone, désertée par les poissons. Le rapport de la société d’analyse Creocean, rendu public en février 1993, était déjà parvenu aux mêmes conclusions. Il ajoutait seulement que les boues rouges avaient des effets toxiques sur des dizaines de kilomètres autour de leur lieu de déversement.
Selon Marine Calmet, il faudrait entamer de nouvelles analyses. « Aujourd’hui, les boues toxiques ne sont plus rejetées en mer, à part une petite partie liquide. Ce serait donc le moment de prendre une photographie de la zone, qui nous montrerait clairement ce qu’une telle pollution, étalée sur 50 ans, peut faire à la biodiversité. »
Mais du côté de l’État français, l’heure du bilan ne semble pas encore arrivée.
La complicité de l’Etat français et la lutte des associations
Ces dernières années, plusieurs fronts juridiques ont été ouverts contre les propriétaires de l’usine détenue aujourd’hui par le fonds d’investissement américain HIG. Un jugement du tribunal administratif de Marseille, le 20 juillet 2018, a sommé Alteo de mettre fin à toute pollution marine au 31 décembre 2019, mais l’entreprise aux 500 salariés a depuis obtenu plusieurs délais de la part de la préfecture, « en faisant à chaque coup du chantage à l’emploi », nous explique Marine Calmet.
« Et les rejets d’effluents liquides en mer sont toujours supérieurs aux normes en vigueur. »
Depuis 2012, une autre composante s’est ajoutée au dossier des boues rouges : la création du Parc national des Calanques, qui a augmenté la pression juridique pesant sur l’usine.
« Les autorités ont presque fait cesser la pollution marine, c’est bien. Mais quel est le sens de leurs actions, si elles délivrent à côté de nouvelles autorisations pour polluer les terres ? »
Les boues rouges n’ont pas disparu. Elles sont maintenant déshydratées et stockées sur une montagne, à quelques kilomètres de l’usine.
« Rendez-vous sur Google Maps, tapez “Mange Garri”, passez en aperçu satellite, et vous constaterez vous-même l’ampleur des dégâts. »
Au milieu des vallons boisés, des dizaines d’hectares sont recouverts de rouges matières toxiques. L’entreprise Alteo prétend qu’elle ne pollue plus, mais elle a tout simplement déplacé la mort dans une zone moins scandaleuse.
Une autre bataille juridique est en cours : début 2018, l’association ZEA, ainsi qu’un collectif de riverains et de pêcheurs, ont déposé une plainte contre X pour « mise en danger de la vie d’autrui », auprès du procureur de la République d’Aix-en-Provence. Depuis des années, ZEA lutte contre l’usine Alteo.
Le 12 février 2019, l’association a déversé des boues rouges solides devant le ministère de la Transition écologique, après les avoir dérobées sur le site de Mange Garri. Cette action coup de poing avait pour but de dénoncer l’incurie de l’État. Une enquête judiciaire, confiée à un juge d’instruction du tribunal de grande instance de Marseille, a été ouverte l’année dernière. Pourquoi une plainte contre X ?
« C’est la seule manière dont dispose le droit pour rechercher la responsabilité de tous les acteurs qui ont permis de polluer la terre et la mer des Bouches-du-Rhônes pendant plus de 50 ans : directions d’usine, préfectures, autorités environnementales, cabinets ministériels », nous répond Marine Calmet.
Dans ce dossier complexe, la campagne de Wild Legal se propose de fournir de nouveaux outils juridiques.
« Nous voulons certes sensibiliser le public sur un scandale sanitaire et écologique qui nous concerne tous, et maintenir une pression médiatique sur une affaire que l’État ne peut plus se permettre d’étouffer. Mais il s’agit surtout, à travers un cas pratique, de montrer l’intérêt de l’intégration du crime d’écocide dans le droit français, d’éclairer les élus qui voudraient soutenir cette question au Parlement, de proposer de nouveaux éléments juridiques à des juges qui ne seraient pas habitués aux enjeux environnementaux. »
Du « droit prospectif », en somme, dont tout l’intérêt est d’imaginer les normes juridiques du monde de demain.
Des étudiants en droit venus des quatre coins de la France seront mis au défi de simuler le procès de l’association ZEA contre l’usine Alteo. Plus spécifiquement, le problème consiste à faire comme si le crime d’écocide pouvait être utilisé comme argument juridique au cours du procès. Comment ce crime pourrait-il s’articuler avec le droit pénal environnemental en vigueur ? Serait-il rétroactif ? S’appliquerait-il à une personne morale, l’usine Alteo, ou à des personnes physiques, comme les directeurs successifs de l’usine ? Si le crime d’écocide entrait dans le droit, l’État et les agents de l’État pourraient-ils eux-mêmes être condamnés ?
« En prenant le dossier d’Alteo, nous souhaitons faire apparaître les failles du droit actuel et la nécessité de créer un nouveau concept juridique susceptible de défendre véritablement l’environnement », conclut la présidente de Wild Legal.
Photo couverture : capture d’écran du documentaire Thalassa sur le sujet